Culture
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Plongée dans « Les Sauvages », quand les punks signaient la rue

Le collectif Banlieue-Banlieue. DR

Bien avant que le graffiti US ne déferle et que les galeries ne s’en mêlent, le street art s’inventait sur les murs de la banlieue parisienne. Dans Les Sauvages, Olivier Granoux, journaliste à Télérama, remonte la piste des premiers « fous des murs », une bande punk qui, dès 1983, taguait chantiers et friches en éclaireurs. Des pionniers oubliés qui ont ouvert la voie aux graffeurs des années 80 et donné sa première pulsation à l’art urbain français.

Qui étaient ces “Sauvages” qui ont donné son titre à votre livre ?

Olivier Granoux : En m’intéressant à l’art urbain, je me suis vite rendu compte que l’histoire du street art telle qu’on me l’avait racontée n’était pas tout à fait exacte. On pense souvent que le street art français descend directement du graffiti américain des années 1980. Or, les premiers graffeurs français apparaissent dès 1983, alors que le graffiti américain n’arrive vraiment qu’entre 1984 et 1985.

Dès cette période, une trentaine de jeunes artistes commencent à peindre non pas leur nom, comme les graffeurs, mais des figures abstraites, des personnages, des motifs figuratifs. Une véritable exception française. Souvent issus des Beaux-Arts, ils se rassemblent en collectifs pour peindre dans la rue : Banlieue Banlieue, par exemple, réalisait des pastiches de Miró. Très inspirés par la culture punk, ils rejetaient le système muséal et les galeries qui délaissaient alors la peinture. Pour eux, l’art ne devait pas rester enfermé dans un « white cube » : il appartenait à tous.

Pourquoi avoir choisi ce titre ?

Ces artistes, qui ne peignaient jamais seuls, ont rapidement été surnommés « les sauvages urbains », parce qu’ils intervenaient sans autorisation, en pirates, la nuit. Ils se sont approprié ce terme, convaincus qu’il incarnait une forme de liberté et d’indépendance. Avant la montée en puissance des graffeurs du mouvement hip-hop, ce sont eux qui régnaient sur la rue.

Ils fréquentaient énormément la nuit parisienne : on se reconnaissait en boîte à la peinture sur les pantalons, ils performaient aux Bains Douches, au Palace, à la Loco… Le lien entre street art et musique a toujours été très fort. Et cette expression ne se limitait pas à Paris : des collectifs comme Banlieue Banlieue arpentaient Aubervilliers, Saint-Denis, et revendiquaient un accès à la culture pour tous.

« Je vois combien le street art est aimé du public : on le photographie, on le partage, mais on le connaît finalement assez mal. »

Pourquoi écrire aujourd’hui sur un art devenu mainstream ?

J’ai toujours été passionné par les cultures alternatives, qui nourrissent la culture dominante de façon spectaculaire. La culture skate ou la techno, par exemple, ont apporté bien plus que des pratiques : des esthétiques, des vêtements, des musiques… Ce sont des formes venues d’en bas, capables de parler à beaucoup de monde.

Pour l’art urbain, j’ai eu la chance d’être présent lors de sa résurgence au début des années 2000. En tant que journaliste, je vois combien le street art est aimé du public : on le photographie, on le partage, mais on le connaît finalement assez mal. On juge toutes les œuvres de la même façon, alors qu’il y a, comme partout, du bon et du moins bon. Son caractère éphémère, sans traces durables, l’empêche parfois d’être légitimé par une histoire écrite.  Avec ce livre, je voulais reconnecter les artistes entre eux, quarante ans plus tard, et proposer enfin une histoire structurée de l’art urbain en France. Je l’ai écrit comme un roman historique, accessible, incarné par celles et ceux qui ont vécu et façonné ce mouvement.

Comment raconter un art qui ne laisse pas de trace ? Et quelle est sa place aujourd’hui ?

Je pensais m’arrêter aux années 1980, mais l’histoire m’a surpris : beaucoup d’artistes disparaissent dans les années 1990 avant de réapparaître dans les années 2000, comme une résurrection. Certains pionniers sont redevenus célèbres, comme Blek le Rat, propulsé après une simple citation de Banksy, et aujourd’hui invité partout dans le monde. Nina Childress, elle, est entrée récemment aux Beaux-Arts et a reçu la Légion d’honneur à 60 ans. Ces artistes ont fini par pénétrer les institutions.

Aujourd’hui, le street art manque peut-être un peu de sauvagerie, même si un style plus vandal refait surface le long des rails de métro. L’art urbain s’est toujours nourri des innovations technologiques : je suis curieux de voir ce qu’on peut créer avec des drones ou l’IA. Et la rébellion n’a pas dit son dernier mot : certains artistes graffent des déchets pour en souligner le volume, d’autres travaillent autour du recyclage. Les « Sauvages » ont encore du répondant.

Où peut on découvrir le street art aujourd’hui, en Île-de-France ?

Que des endroits gratuits, vu que c’est l’essence même de cet art : D’abord Le Spot à Joinville-le-Pont (Val-de-Marne), un grand espace sous l’autoroute A4 où je vais souvent avec mes enfants. C’est un terrain vague qui donne une vraie impression d’état sauvage, qui prend la forme d’une piste de sport où tous les murs sont graffés, et où l’on peut voir des artistes créer en live. En ce moment, le spot emblématique, c’est évidemment le « Mausolée de Lek & Sowat » dans le 19e, un lieu historique qui se visite sur réservation. Enfin, le Spot 13 situé quai d’Ivry (13e) est un terrain vague lui aussi très bien aménagé, où l’on peut découvrir des œuvres différentes à chaque fois. En plus, il est situé juste en dessous du Lavomatik, une galerie spécialisée dans l’art urbain.

Infos pratiques : Les Sauvages. L’odyssée punk des pionniers du street art français d’Olivier Granoux, 224 p., 25 €. Table ronde en présence d’artistes le 23 novembre à la Bellevilloise.

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Les Frères Ripoulin en 1984