Nés sous chapiteau au milieu des bidonvilles, devenus légende avec Chéreau et Koltès, les Amandiers rouvrent à Nanterre. À l'heure de l'Arena et du Grand Paris Express, le théâtre veut se réinventer : plus ouvert sur la ville, le territoire et ses habitants. Lever de rideau ce 18 décembre avec Joël Pommerat.

Quand j’étais ado, parisien et féru de théâtre, il y avait la sainte Trinité du contemporain : le Théâtre des Quartiers d’Ivry au bord du RER C à l’est, les Amandiers à deux pas du RER A à l’ouest, et la Colline dans le 20e. Deux sur trois en banlieue. On prenait le RER comme on partait en pèlerinage, en quête de Koltès, de Vinaver, de Lagarce. Le théâtre subventionné, c’était l’audace.
Où en sommes-nous aujourd’hui ? Le Théâtre des Amandiers rouvre ses portes ce 18 décembre après cinq ans de grands travaux. Joël Pommerat inaugure la grande salle avec Les Petites Filles modernes. L’événement mérite qu’on s’y arrête. Parce que ce lieu incarne, mieux que beaucoup d’autres, l’histoire d’un territoire de banlieue fait d’utopies successives : des rêves qui naissent, s’épuisent, et qu’on relance.
Un territoire d’utopies
L’histoire de la Défense et de Nanterre, c’est ça : une succession de grands projets qui se télescopent. Culture, urbanisme, modernité, se croisent sans cesse. Dans les années 1950, on reprend le Plan Prost d’avant-guerre pour créer la « Voie triomphale » entre Paris et Saint-Germain. Le territoire est alors un patchwork de maraîchage, pavillons, usines, bidonvilles dans d’anciennes carrières de sable : un terrain de jeu formidable pour l’État planificateur.
L’État hésite : et si on y mettait la Maison de la radio ? Ou une Exposition universelle ? On garde la trace de ces hésitations avec le CNIT, ce palais dévolu à l’excellence technique française – et au pouvoir de son industrie du BTP. Puis vient l’utopie moderniste des dalles et des tours. Le choc pétrolier de 1973 met tout en coma : les tours restent à moitié vides. Le projet de la Grande Arche relance la machine dans les années 80. Un très joli film vient de projeter cette histoire sur grand écran.
Retour aux Trente Glorieuses. C’est dans ce contexte qu’André Malraux, ministre de la Culture du général De Gaulle, obtient d’implanter à Nanterre un vaste complexe culturel, à deux pas du remuant campus. Le Corbusier est pressenti pour créer trois écoles d’art et un « musée du XXe siècle ». De ce rêve, il reste le 1 % culturel – ces œuvres monumentales dans l’espace public – et un parc de 45 hectares sur d’anciennes carrières : le parc André-Malraux. Ainsi qu’un théâtre, né sous chapiteau en 1965 au milieu des bidonvilles. La même année que la fac de Nanterre, 500 mètres plus loin, vers la Seine.
Le bâtiment définitif sort de terre en 1976. Mais c’est en 1982 que le lieu entre dans la légende, quand Patrice Chéreau en prend la direction. Nouvelle utopie, nouvelle époque : celle de Jack Lang au ministère de la Culture. Chéreau arrive auréolé de sa tétralogie de Wagner à Bayreuth. Il veut faire des Amandiers un laboratoire de création totale : théâtre, opéra, cinéma, école d’acteurs. Deux promotions seulement, 45 élèves, mais quels élèves : Valeria Bruni-Tedeschi, Agnès Jaoui, Vincent Perez, Marianne Denicourt. Un studio de cinéma dans l’atelier de décors. Et surtout, une relation artistique fusionnelle avec Bernard-Marie Koltès : quatre créations entre 1983 et 1988.
Le tandem Chéreau-Koltès fait entrer le théâtre français dans une modernité sombre et magnifique. Mais Koltès meurt du sida en avril 1989, à 41 ans. Chéreau quitte les Amandiers un an plus tard. L’utopie se déplace. La Ferme du Buisson prend son envol en bord de Marne, l’Académie Fratellini prépare son départ de Paris pour Saint-Denis… Autres styles, autres époques. À Nanterre même, la Ferme du Bonheur s’installe sur un terrain vague voisin – théâtre, danse, musique baroque, hip-hop, maraîchage urbain, accueil inconditionnel. Une autre idée de la culture, plus proche du sol.
Le paquebot sur sa lancée
Après Chéreau, les Amandiers sont installés dans le paysage. Le théâtre devient un classique de la scène nationale. Les Parisiens y vont le week-end, souvent par autocar affrété depuis la place de l’Étoile. Le paradoxe d’une décentralisation qui remplit souvent ses salles grâce à la bourgeoisie culturelle parisienne. Mais le paquebot flotte, les directeurs se succèdent, la machine tourne. Et peut-être, ronronne.
Jusqu’aux grands travaux de la fin des années 2010. Cinq ans de chantier, un budget qui dérape : 34 millions d’euros prévus, 58 millions à l’arrivée. La Cour des comptes a additionné les dérives. Le ministère de la Culture n’a plus un sou. Mais le théâtre rouvre. C’est l’histoire de ce territoire, on relance toujours.
À cela près que le monde de 2024 n’est plus celui de 2019. Entretemps il y a eu le Covid, qui a vidé les salles et accéléré la bascule vers les écrans ; l’explosion des réseaux sociaux et du streaming, qui redéfinit ce qu’on appelle « culture » et « divertissement » ; et, à quelques stations de RER, l’ouverture de l’Arena, ce nouveau Bercy du Grand Paris qui attire des centaines de milliers de spectateurs pour des concerts, du sport et des shows à l’américaine. Le théâtre héritier de Malraux et de Jack Lang, de Chéreau et de Koltès, quelle place a-t-il aujourd’hui ? La question reste ouverte. Le maire de Neuilly rêve d’un « grand équipement culturel » pour relancer le quartier d’affaires – réflexe français, on sauve toujours par la culture. Mais quelle culture ? Celle des scènes nationales subventionnées, ou celle des arena à 40 000 places ? Quel équilibre entre les deux ? Et qui parle au territoire et à ses habitants ?
Justement. Dans ce monde qui a changé, le nouveau directeur des Amandiers, Christophe Rauck, tente autre chose. « On ne peut pas se contenter du public navette qui vient de Paris », expliquait son équipe à Enlarge your Paris en 2022. Le hall est ouvert en dehors des spectacles ; on peut y travailler, se retrouver, boire un café. Des spectacles partent en itinérance, des artistes collectent des paroles dans les quartiers. « Le théâtre est plus grand, plus ancien et plus lent que nous, il est surtout plus vaste », écrit Rauck. C’est ce vaste-là qu’il cherche.
D’ici quelques années, la Ferme du Bonheur devrait céder la place à un concessionnaire automobile. Ainsi meurent certaines utopies, pendant qu’on en relance d’autres.
Le Grand Paris Express va bientôt relier ces théâtres de banlieue au reste de la métropole. Nanterre est devenu un épicentre du Grand Paris. Et c’est là, sur ce territoire d’utopies successives, qu’on va voir comment le rêve culturel d’il y a deux générations peut être rejoué.
Longue vie aux nouveaux Amandiers !
Plus d’infos : Théâtre des Amandiers, 7, av. Pablo-Picasso, Nanterre (92). Accès : gare de Nanterre Préfecture (RER A). Plus d’infos sur nanterre-amandiers.com

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17 décembre 2025 - Nanterre