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« Tout ce que vous voyez en Île-de-France, ce sont les paysans qui l’ont façonné »

Avec la carte  de Nicolas de Fer (1640), la banlieue fait son apparition !  Cette année-là, le cartographe Jean Boisseau pose pour la première fois le mot « banlieue de Paris » sur parchemin. Exit les « environs » : la banlieue désigne déjà les localités qui font corps avec la capitale. Un périmètre qui préfigure le département de la Seine et où l’on repère, entre moulins et plâtrières, des hameaux nommés La Courneuve, Bercy ou Saint-Mandé — futures stars du 93, 94 et compagnie.

Pourquoi les villages du Vexin ne ressemblent pas à ceux de la Brie ? D'où vient le mot "banlieue" ? Pourquoi y a-t-il encore 80 % d'espaces verts, forestiers et agricoles en Île-de-France ? Alors que le monde agricole traverse une nouvelle crise économique et sociale, l'historien Philippe Montillet nous raconte les racines rurales de la région capitale, la manière dont l'agriculture a façonné ses paysages — et pourrait influencer son avenir. Loin de la nostalgie, une redécouverte stratégique.

Enlarge your Paris : Vous dites que l’Île-de-France est « fille de la ruralité ». C’est une formule provocante pour la région la plus urbaine de France…

Et pourtant, regardez les chiffres : 80 % du territoire francilien est encore constitué de forêts, de champs, de prairies. Seulement 20 % est bâti. Ça surprend toujours. Jusqu’au XIXe siècle, Paris et sa campagne formaient un tout indissociable. On trouvait des écuries et des granges à foin dans Paris même, des animaux en liberté dans les rues. La ville a grandi parce que la campagne autour pouvait la nourrir. Sans cet arrière-pays rural, pas de capitale.

Le mot « banlieue » lui-même a une origine rurale ?

C’est une découverte pour beaucoup de gens ! Dès le XIIIe siècle, le roi étend la juridiction de Paris — le « ban » — à une à trois lieues autour des murs. Cette banlieue, c’était d’abord une banlieue vivrière, chargée d’approvisionner la capitale. Le ban organisait les récoltes. On parle encore aujourd’hui du « ban des vendanges ». Ce mot qu’on associe aux grands ensembles et à l’industrie a sept siècles d’histoire agricole derrière lui.

Comment Paris a-t-elle pu devenir une si grande ville ? Grâce aux paysans ? 

Grâce à une géographie exceptionnelle. Paris est née à une confluence où tout se combine : des plateaux fertiles, des coteaux ensoleillés pour la vigne, des rivières pour transporter les denrées. Les étangs de Brie fournissaient même le poisson pour les jours maigres, puisque la mer était trop loin. Ça a permis une production énorme. Sous François Iᵉʳ, Paris compte déjà 150 000 habitants. Sous Louis XIV, 500 000. Quand on sait que les villages alentour n’avaient que 100 à 500 âmes chacun, on mesure l’effort nécessaire. Il fallait sans cesse améliorer les techniques, étendre les surfaces cultivées, organiser l’acheminement.

L’Île-de-France a été un extraordinaire laboratoire d’innovation agricole. Les murs à pêches de Montreuil, les cultures sous cloches, le maraîchage sur couche chaude dans l’actuelle Seine-Saint-Denis jusque dans les années 1950… On faisait pousser des fruits et légumes toute l’année sur des surfaces minuscules. Et savez-vous que Nicolas Appert, l’inventeur de la conserve, était natif de Palaiseau ? L’industrie agroalimentaire est née ici.

Tout cela a-t-il laissé des traces, malgré l’urbanisation explosive depuis cinquante ans ?

Partout, si on sait regarder. Prenez la forme des villages : elle raconte leur activité passée. Là où on faisait du vin, les maisons ont des caves semi-enterrées, voire de vraies caves. Là où on faisait du fromage — dans le Vexin, en Brie — les étables sont doublées de laiteries. La forme des places varie selon qu’il y avait un marché, une foire aux bestiaux, un rassemblement d’ovins.

Le rapport à l’eau aussi est révélateur : les mares, les lavoirs, les biefs qu’on croise dans les villages ne sont pas décoratifs. Ils répondaient à des besoins précis. Même chose pour les infrastructures plus lourdes : les berges maçonnées le long de la Seine et de la Marne, les écluses, les chemins de halage — tout cela a été construit pour acheminer les denrées vers Paris. Les Moulins de Corbeil traitaient les blés de Beauce, ceux de Pantin les céréales de Brie. Rien n’est le fruit du hasard. 

On a hérité d’un paysage entièrement façonné par l’agriculture, finalement.

Entièrement. Les forêts, les vallées, les rivières, l’espacement régulier des villages tous les trois à sept kilomètres, la ceinture verte autour de Paris : rien de tout cela n’est « naturel » au sens sauvage. C’est un paysage organisé depuis des siècles pour produire et nourrir. Même la vieille distinction romaine entre le potager près de la maison, les champs cultivés autour et la forêt au-delà a traversé les siècles. Elle structure encore notre territoire.

On a le sentiment que ce patrimoine a longtemps été négligé, voire oublié… 

C’est le revers de l’industrialisation. Pendant un siècle et demi, le modèle dominant a été celui de la ville, de l’usine, de la concentration. L’agriculture francilienne s’est spécialisée, l’élevage a quasiment disparu, les circuits courts se sont effondrés au profit des marchés mondiaux. On a cessé de voir ces espaces comme productifs pour ne plus y voir que du « vide » à urbaniser — ou au mieux un décor pour le week-end. 

Mais le regard change, aujourd’hui. Le paradigme industriel s’essouffle, on le voit bien. Et soudain, ces 80 % d’espaces non bâtis apparaissent pour ce qu’ils sont : un trésor. D’abord pour l’alimentation : on redécouvre les circuits courts, l’agriculture périurbaine, le besoin d’une certaine autonomie alimentaire. Ensuite pour le climat : les forêts, les vallées, les sols perméables, les zones humides sont nos meilleurs alliés pour rafraîchir Paris et sa banlieue pendant les canicules, absorber les pluies, stocker le carbone. Ce passé rural devient un actif stratégique pour l’avenir. La terre était nourricière. Elle peut le redevenir, autrement.

Est-ce que le Grand Paris peut redevenir une puissance agricole ?

Il l’est encore, à sa manière — la Beauce et la Brie restent parmi les greniers à blé de l’Europe. Mais une puissance agricole au service de ses habitants, avec des circuits courts, une diversité de productions, une capacité à nourrir la métropole en partie ? Ce serait un retournement complet. Un retour aux sources, en quelque sorte. Les surfaces existent. Le savoir-faire historique est documenté. La demande est là. Ce qui manque, c’est de considérer enfin ces terres non plus comme une réserve foncière en attente d’urbanisation, mais comme une infrastructure vitale. Au même titre que les transports ou l’énergie.

Comment invitez vous les Franciliens à regarder autrement leur région, et à renouer avec ces racines agricoles ?

À chaque balade, cherchez les traces. Une mare dans un village, c’est une histoire. Un lavoir, une grange, un chemin creux, une cave voûtée : autant de témoins. L’Île-de-France qu’on croit ultra-urbaine est en réalité un immense patrimoine rural, vivant, juste sous nos yeux. Il suffit d’apprendre à le lire.

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