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« Cette armée de terre est une ode à la diversité » : l’artiste Prune Nourry crée 108 Vénus pour la gare Saint-Denis–Pleyel

Présentation des premières Vénus en gare de Saint-Denis-Pleyel. Photo Laurent Edeline

Invitée par le Grand Paris Express à concevoir une œuvre pérenne pour la gare Saint-Denis–Pleyel, Prune Nourry imagine 108 Vénus nourries des terres et des histoires de femmes. Une création participative, enracinée dans l’archéologie du lieu autant que dans la mosaïque culturelle de Saint-Denis.

Enlarge your Paris : Comment est née cette idée de 108 sculptures de Vénus qui seront installées dans la gare de Saint-Denis–Pleyel, en 2026 ?

Prune Nourry : Comme souvent, les projets sont là, quelque part, en nous. Mais on ne leur a pas encore donné une réalité, une vie, une présence. Le point d’accroche a été quand José-Manuel Gonçalvès, directeur artistique du Grand Paris Express, m’a proposé de travailler en duo avec l’architecte Kengo Kuma sur la gare. Je me suis demandé quelle était ma légitimité, à moi, qui suis Parisienne, pour parler de Saint-Denis. Aussi j’ai commencé par des recherches. Je savais que je voulais parler des femmes ; j’ai donc rencontré des associations, des habitantes.

En effectuant ce travail de documentation, j’ai pris conscience que Saint-Denis était une terre d’archéologie, abritant plus de 130 nationalités, et dotée d’une riche vie associative portée essentiellement par des femmes, justement. J’ai donc eu envie de travailler sur les Vénus préhistoriques qui constituent les premières représentations féminines de l’histoire de l’art et qui, en même temps, sont sujettes à beaucoup de clichés. On les cantonne par exemple à une représentation de la fertilité, mais il existe des Vénus âgées, d’autres longilignes… Cela me permettait de faire un lien avec l’archéologie, mais aussi la diversité, celle des corps comme des couleurs de peaux.

Mais cela ne suffisait pas. Je voulais inviter des associations de femmes à me dire ce qu’elles pensaient du projet, à réfléchir à une idée commune qui pourrait en être la « peau ». Au bout d’un an de workshop a émergé l’idée de La Terre qui m’est chair : les femmes qui le souhaitaient étaient invitées à choisir un échantillon de terre qui, selon elles, les représente : celle du bac à sable où leur enfant a joué petit, de leur balcon, d’Algérie ou de Sicile où elles retournaient pendant leurs congés… Ces échantillons seront placés au cœur des statues. En fait, les 108 Vénus constituent le tronc d’un projet qui a plusieurs branches. Parmi celles-ci, la réalisation de huit sculptures pour lesquelles des femmes en parcours à la Maison des femmes de Saint-Denis ont posé. Ces statues-là sont appelées à voyager. L’une d’entre elles est actuellement à Lyon à la Fondation Bullukian, puis ira au Petit Palais en 2026.

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Pourquoi la terre est-elle un matériau central du projet ?

Parce que, même si nous avons des couleurs de peaux différentes, nous venons tous de la même terre. Nous sommes multitudes et nous contenons des multitudes, qu’il s’agisse de la mémoire de nos ancêtres ou plus simplement de bactéries. Pour être fertile, la terre a besoin, comme nous, d’un microbiote. Ce qui la tue, c’est la monoculture. Et puis la terre permet de se relier à des mythes. Je pense évidemment à Adam dans la Bible que Dieu façonne à partir de glaise. Mais aussi au mythe de la création Yoruba au Nigeria qui raconte que l’humain est créé à partir d’argile. Sans oublier la thématique transculturelle du souffle de prāna en Inde, l’aṣẹ pour les Yorubas, le qì en Chine ou l’Esprit saint dans le Nouveau Testament.

Avez-vous échangé avec l’architecte Kengo Kuma auquel vous avez été associée dans la conception de la gare de Saint-Denis–Pleyel ?

Nous nous sommes rencontrés à plusieurs reprises, à Paris et même à Tokyo. La verticalité de son atrium, par sa hauteur mais aussi par les lignes du bois, tout comme la lumière et l’aspect « carottage archéologique » de l’intérieur ont évidemment influé sur mon travail. Et puis nous avons échangé sur la faisabilité, l’emplacement… Mes Vénus auront une ossature en inox et en béton cellulaire qui a une énergie grise [la quantité d’énergie totale nécessaire à la fabrication d’un produit, Ndlr] assez faible. Je ne voulais pas non plus utiliser de produits dérivés du pétrole, comme la résine par exemple. La peau est un mélange de pigments et de terre. Je souhaitais que mes sculptures aient 1,90 m de haut, mais elles vont plutôt mesurer 1,70 m pour que cela soit harmonieux. En fait, nous avons dialogué à chaque étape avec lui et son équipe. Kengo Kuma a d’ailleurs personnellement accroché au projet des Venus, notamment sur le fait que le nombre 108 – qui correspond au nombre de mes sculptures – est un chiffre très fort dans les différentes philosophies orientales, notamment le bouddhisme et le shintoïsme, et qu’il se souvenait d’entendre, enfant, le gong sonner 108 fois.

Qu’est-ce que cela signifie pour vous d’avoir une œuvre pérenne installée dans une gare ?

C’est un rêve pour tout artiste ! Parce que toute personne peut avoir accès à cette œuvre… même sans ticket de transport ! Il y aura sans doute des gens qui ne la remarqueront pas pendant des semaines puis qui, d’un coup, la verront parce qu’à ce moment-là ils seront ouverts à cette rencontre. Je pense aussi aux enfants qui vont grandir en la côtoyant. Qui se diront en regardant ces sculptures : « c’est ma mère, c’est ma sœur… » Cette armée de terre, c’est une ode à la diversité. Et l’œuvre deviendra vivante par les regards qui se posent dessus.

Est-ce que, quand on conçoit une œuvre pour l’espace public, on l’adapte ? Au sens où le public n’est pas, comme dans un musée, « là pour ça » ?

Ce qu’il faut, c’est parler vrai. Il ne faut pas vouloir trop en dire non plus. Si quelqu’un veut en découvrir davantage, libre à lui d’aller chercher ensuite plus d’informations. Il ne s’agit pas de servir l’œuvre sur un plateau. Mais de se demander comment le public va se l’approprier. C’est d’ailleurs ce qui m’intéresse le plus. Dans la vie, on est constitué des rencontres que l’on fait, des livres qu’on lit, des œuvres qui nous parlent…

L'entrée de la station de métro Palais Royal - Musée du Louvre sur la ligne 1 signée de l'artiste Jean-Michel Othoniel / © Steve Stillman pour Enlarge your Paris
L’entrée de la station de métro Palais Royal – Musée du Louvre sur la ligne 1 signée de l’artiste Jean-Michel Othoniel / © Steve Stillman pour Enlarge your Paris

Y a-t-il des œuvres présentes dans le métro qui vous ont personnellement marquée ?

J’adore la station Concorde avec les carreaux de céramiques qui reprennent la Déclaration des droits de l’homme. Elle a vraiment une dimension immersive, comme si on se retrouvait plongé au cœur de mots croisés géants. En fait, on peut l’aborder soit d’un point de vue esthétique, soit d’un point de vue historique. J’aime aussi beaucoup l’entrée de métro réalisée par Jean-Michel Othoniel à Palais-Royal. Elle crée de l’inattendu et, avec ses couleurs, met en route l’imaginaire.

Quel regard portez-vous sur ce projet du Grand Paris Express ?

C’est un projet étonnant par son envergure et par le nombre de duos architectes/artistes qu’il mobilise. Quand on voit les difficultés pour faire tenir des projets de très haute qualité technique, cela force d’autant plus l’admiration. Mon souhait, c’est que le Grand Paris Express améliore la vie des gens qui emprunteront ces nouveaux chemins. Et ce que je trouve formidable, c’est que, dans ce vaste chantier, les gares ne sont pas seulement des gares mais des endroits accueillant des œuvres réalisées par des artistes très variés, tant par le genre que par leurs origines géographiques.

Vous-même allez installer en janvier prochain votre atelier au cœur de la gare de Saint-Denis–Pleyel

Dans mon atelier parisien, je n’ai pas assez d’emprise au sol pour réaliser les Vénus. Je vais donc m’installer au premier étage de la gare, dans un lieu voué à devenir un centre d’art qui ouvrira en 2027.

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Une Vénus de Prune Nourry présentée au Musée d’Art et d’Histoire de Saint-Denis. Vianney Delourme pour Enlarge your Paris
Une Vénus de Prune Nourry présentée dans la gare de Saint-Denis-Pleyel. Vianney Delourme pour Enlarge your Paris