
Le 6e arrondissement de Paris, c’est fini. L’avenir des sciences humaines se joue désormais sur le canal Saint-Denis, et c’est l’architecture qui en pose les bases. Avec son futur bâtiment pour l’EHESS et la FMSH, le projet de l'agence Encore Heureux, représentée par Nicola Delon, n'est pas une simple école : il incarne une nouvelle géographie, une rive gauche métropolitaine où Aubervilliers devient un territoire de recherche, au cœur d'une ancienne friche industrielle.
Vous avez remporté le concours pour construire le nouveau bâtiment de l’EHESS à Aubervilliers ?
Nicola Delon, de l’agence Encore heureux : Oui, et ce n’est pas rien. Le Campus Condorcet a été lancé il y a une quinzaine d’années comme un pôle entièrement dédié aux sciences humaines et sociales. Depuis le début, l’arrivée de l’EHESS en était l’un des actes fondateurs, le nouveau bâtiment est donc très attendu.
Ce dont on est témoin aujourd’hui dépasse largement la question d’un bâtiment : c’est le déplacement du centre symbolique des sciences sociales françaises, du boulevard Raspail vers la “rive gauche” d’Aubervilliers, celle du canal Saint-Denis, un territoire longtemps industriel qui devient un nouvelle centralité académique du Grand Paris.
C’est donc plus qu’un déménagement ?
Oui, certainement. L’EHESS, c’est un héritage intellectuel qui a façonné une grande part de la pensée mondiale : Lévi-Strauss, Braudel, Bourdieu, Foucault, l’anthropologie structurale, l’histoire totale, la sociologie critique…
Or nous vivons une époque où deux forces dominent : le relativisme généralisé, qui fragilise la notion même de vérité ; et l’alliance des sciences cognitives, du digital et de la data, qui tend à réduire les comportements humains à des modèles neuronaux ou algorithmiques.
Dans ce contexte, le rôle des sciences humaines est vital. Elles rappellent que comprendre une société, ce n’est pas seulement mesurer ses comportements : c’est regarder ses récits, ses conflits, ses imaginaires, ses environnements.
Installer l’EHESS au cœur d’un territoire populaire et métropolitain comme Aubervilliers, c’est affirmer que cette mission reste essentielle — et qu’elle doit se faire au contact du réel, et que ce réel est vivant.
Quel était précisément votre rôle dans ce projet ?
Un premier bâtiment de l’EHESS existait déjà. Le nôtre vient compléter le Campus par un bâtiment central, celui qui incarne ce passage d’un imaginaire à un autre. À Raspail, l’école occupait un lieu chargé d’histoire : l’ancienne prison du Cherche-Midi, où furent détenus des résistants. À Aubervilliers, elle s’implante sur les anciennes friches de la “Petite Espagne”. C’est un déplacement géographique, oui, mais encore plus un changement de récit urbain.
Quel était le défi architectural principal ?
Il fallait d’abord comprendre ce qu’est l’EHESS : une école où se rencontrent des disciplines parfois éloignées, où l’on travaille seul pendant des mois mais où l’on dépend aussi de la conversation, du débat, du frottement des idées. L’architecture devait rendre ces rencontres possibles — parfois même les provoquer — tout en affirmant une présence claire dans un quartier qui change profondément. En somme, concevoir une institution accueillante.
L’enjeu était autant urbain qu’intellectuel : inscrire l’école dans cette “rive gauche” du canal Saint-Denis, devenue un paysage de savoirs, tout en créant un lieu où l’on se sent accueilli et mis en situation de penser. Nous ne voulions pas d’un bâtiment-forteresse, il s’organise donc autour d’un grand jardin central, un cloître contemporain, un espace de respiration. Voir un arbre depuis son bureau améliore la pensée ; nous avons imaginé un bâtiment qui respire.
« Pour nous, ce bâtiment affirme quelque chose : comprendre le monde reste indispensable, et cela doit se faire au contact du réel, dans la métropole vivante, pas dans une enclave symbolique. L’EHESS quitte le cœur historique de Paris pour s’installer dans une ancienne ville industrielle : C’est un déplacement significatif. »
Concrètement, comment avez vous dessiné le bâtiment ?
Au rez-de-chaussée, largement ouvert, on trouve les espaces qui relient l’école au monde extérieur : auditorium, salles d’exposition, cafétéria, espaces étudiants. C’est une interface active avec la société. Puis, en montant, on pénètre progressivement dans les zones de recherche, plus silencieuses, plus concentrées. Cette transition verticale évite la rupture habituelle entre “la ville” et “l’université” : on traverse, on s’installe, on s’isole.
Enfin, il fallait une architecture souple, capable d’accompagner l’évolution des sciences sociales dans les cinquante ans qui viennent. L’EHESS compte aujourd’hui une quarantaine d’unités de recherche ; demain, peut-être plus, peut-être moins, peut-être autrement. D’où des plateaux libres, réversibles, appropriables. Pas de geste spectaculaire : une architecture claire, au service de la vie intellectuelle.
En somme, le défi était de traduire spatialement ce qu’est l’EHESS : un lieu ouvert mais exigeant, collectif mais respectueux des singularités, ancré dans le territoire mais tourné vers la compréhension du monde. Une architecture qui crée un lieu et pas seulement un bâtiment.
Comment la forme du bâtiment s’est-elle imposée ?
Nous avons testé de nombreuses configurations, avec des contraintes urbaines parfois contradictoires. Puis une référence s’est imposée : une ancienne caserne du Lido à Venise dans lequel nous avons habité en 2018 pour la biennale d’architecture, une typologie qui permet de marquer un seuil, tout en préservant un intérieur.
Pour éviter tout effet coercitif, nous avons ouvert une aile sur le Cours des Humanités : un pont plutôt qu’un portail. C’est un geste urbain fort. Partir donc d’une référence historique et la manipuler pour l’adapter à la situation spécifique. L’inverse d’une architecture générique en somme.
Qu’en est-il des espaces communs ?
Le jardin central est le cœur du bâtiment. Chaque terrasse, chaque circulation visuelle y ramène. Les chercheurs insistent tous : une architecture qui favorise le croisement des personnes favorise aussi le croisement des idées. Et dans un monde post-Covid où revenir sur site est devenu un choix, il fallait concevoir un lieu désirable, un lieu où l’on a envie de travailler.
Quel est l’enjeu territorial de ce projet ?
Le Campus Condorcet accueille déjà 42 000 étudiants. La ligne 12, la future ligne 15, le RER B et la piste cyclable du canal le placent au cœur du Grand Paris. La “rive gauche” du canal Saint-Denis, autrefois territoire industriel hyper pollué, lié aux abattoirs de La Villette, devient une centralité de savoirs et de cultures. L’arrivée complète de l’EHESS y jouera un rôle certain.
Et la dimension symbolique ?
Elle est immense. Mon professeur le plus important était un anthropologue architecte, Patrick Pérez, qui nous a appris à lire l’espace comme un fait social. C’est lui qui m’a transmis cette conviction profonde : sans sciences sociales, l’architecture perd son sens. À une époque où les sciences humaines sont parfois caricaturées — taxées d’idéologie, marginalisées dans les débats publics, concurrencées par des approches hyper-comportementales — construire leur maison est un geste fort.
Pour nous, ce bâtiment affirme quelque chose : comprendre le monde reste indispensable, et cela doit se faire au contact du réel, dans la métropole vivante, pas dans une enclave symbolique. L’EHESS quitte le cœur historique de Paris pour s’installer dans une ancienne ville industrielle : C’est un déplacement significatif. Il fallait être au rendez-vous avec un projet de bâtiment qui incarne tout cela. Pour donner une matérialité à ce qu’énonce l’EHESS comme l’une de ses vocations, à savoir : “faire coopérer toutes les disciplines des sciences sociales pour comprendre les sociétés dans leur complexité.”

24 novembre 2025 - Aubervilliers