
Quand l'assiette devient décor et le scroll remplace le palais, que reste-t-il du plaisir de manger ? Anaïs Lerma, chroniqueuse qui a écumé les bouis-bouis parisiens bien avant l'ère du "food porn" s'interroge : entre restaurants calibrés pour TikTok, algorithmes devenus critiques gastronomiques et restaurateurs sortis d'écoles de commerce, la singularité culinaire est-elle en voie d'extinction ?
Quand j’ai commencé à traîner mes baskets dans les bouis-bouis parisiens il y a treize ans, sortir son téléphone pour photographier son plat, c’était presque une faute de goût. Je cherchais des adresses avec une âme, des histoires, des tables dans lesquelles on s’assied d’abord pour se réchauffer le cœur et l’estomac, l’esthétique arrivant largement après le plaisir. J’ai ainsi écumé pas mal de bouis-bouis et de cantines parisiennes, où les plats sont loin, très loin d’être pensés pour leur esthétique instagrammable. À l’époque, quand je dégainais mon téléphone pour immortaliser un plat, on me regardait comme une extraterrestre. Aujourd’hui, je passe inaperçue. Tout le monde joue à François Simon ou François-Régis Gaudry, quitte à sacrifier quelques degrés dans l’assiette. Et, finalement, tout le monde se rend dans les mêmes coffee shops et mange les mêmes assiettes à partager, de Lisbonne à Séoul.
Une génération qui vit pour montrer : si ce n’est pas posté, est-ce que ça a existé ?
La GenZ, génération TikTok par excellence, mais également un bout de la génération 80-90’s raffolent d’expériences, mais elles raffolent encore plus de les partager. Une expérience semble prendre toute sa valeur lorsqu’elle est partagée et likée. Autrefois, on débriefait son week-end devant la machine à café, et on pouvait stresser à l’idée de n’avoir rien à raconter. Aujourd’hui, on déroule sa vie en stories. Pour beaucoup, à peine le plat posé, le réflexe est immédiat, voire naturel : immortaliser son plat pour le partager sur les réseaux sociaux. Se rendre au restaurant – évidemment, hype – est devenu une manière de prouver que l’on mène une vie “intéressante”. Si ce n’est pas posté, est-ce que ça a existé ? Pour beaucoup, le like sert de validation sociale. On coche les codes d’une vie bien cadrée.
Des assiettes pensées pour être partagées avant d’être dégustées
Désormais, dans de nombreux restos qui ont compris la puissance des réseaux sociaux, les plats sont pensés et calibrés pour être photographiés avant d’être savourés. Déco instagrammable, lumière Iphone-friendly, recette utilisant les produits stars des réseaux, à un moment T, puisque tout est ici ultra-fugace. La GenZ se rend dans les adresses glanées sur les réseaux sociaux, des restos dans lesquels l’assiette est pensée pour “être vue” et partagée. Une vidéo bien montée pèse à présent plus lourd qu’une chronique fouillée d’un critique gastronomique. Quelques adresses explosent ainsi en visibilité, non pas nécessairement grâce à leur cuisine, mais par leur capacité à rendre bien, à “être instagrammable”.
Les codes reviennent partout comme une grande chaîne mondiale dont le patron serait l’algorithme : banquettes en velours, arches fleuries, tables marbrées. Tout doit pouvoir être capté, posté, partagé et liké. Les restaurants sont devenus des décors. Certains menus ressemblent d’ailleurs à des catalogues d’opportunités de contenu : chaque plat, chaque boisson, chaque geste doit être un petit spectacle. Résultat : une impression d’uniformisation mondiale. De New York à Lisbonne, de Séoul à Paris, on retrouve les mêmes couleurs, les mêmes dressages, les mêmes produits phares. Une esthétique internationale “algorithmo-compatible”, prévisible et reproductible.
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L’algorithme, le nouveau critique gastronomique en chef impose son goût
Beaucoup se persuadent que leurs choix suivent leurs envies, alors qu’ils suivent surtout ce qu’ils ont scrollé la veille ou ce que l’algorithme leur a mis sous le nez. L’algorithme est ainsi devenu le plus gros prescripteur culinaire de France et même du monde. TikTok a remplacé le bouche-à-oreille, Instagram la recommandation spontanée. On ne découvre plus que rarement un resto parce que notre amie y a bien mangé, mais parce qu’une vidéo bien montée nous est passée sous le nez.
L’hameçon est bien en place, nos scrolls intempestifs alimentent une FOMO gastronomique. La peur de louper l’adresse du moment, le plat qui affole les feeds, le dernier flan à déguster. Tester devient presque un devoir social, on coche des cases comme on collectionne des destinations. “T’as essayé Redsauce ?” comme “t’as fait la Thaïlande ?” Même la rareté est mise en scène, comme la difficulté à avoir une table dans une adresse ou la file d’attente à une autre, le “spot secret” qui n’a de secret que le nom. L’algorithme, devenu critique gastronomique en chef, impose désormais son goût.
Des restaurants créés comme des marques par des marketeurs aguerris
Ils sortent de grandes écoles de commerce, ou se sont reconvertis après une carrière en finance, ils sont la nouvelle génération de restaurateurs-mercator : moodboard d’abord, cuisine ensuite. Leur restaurant repose très souvent sur un storytelling bien léché, prêt à être décliné en contenu. Ils s’appuient sur de gros investisseurs, lancent un groupe de restos et ouvrent à tire-larigot en étudiant zone de chalandise et food cost millimétré. Le métier de restaurateur se dilue dans celui de brand builder… quitte à ne jamais être passé derrière le piano. Big Mamma est ainsi présent dans neuf pays avec plus de 25 adresses.
L’expérience immersive y devient un produit “clé en main”, à la frontière entre la restauration et l’événementiel. La cuisine, paradoxalement, arrive parfois en bout de chaîne créative. On finit par avoir des lieux dont l’identité visuelle est plus travaillée que l’identité culinaire.
De Tripadvisor à TikTok : la fausse démocratie du goût
On a pourtant cru à une révolution : Tripadvisor donnait la parole à tous, loin des palais des critiques gastronomiques pour une critique plurielle, plus proche du grand public. Mais la diversité s’est aplatie sous le poids des mêmes codes dictés par les réseaux sociaux. Des millions d’avis pour une uniformité mondiale : les mêmes adresses, les mêmes plats viraux, la même cuisine, elle aussi, plate et consensuelle. La démocratie du goût a fini par accoucher d’un Big Mamma mondial.
Le succès d’un jour, l’addition pour toujours
La force de la viralité des réseaux sociaux et leur immédiateté ont inventé un modèle économique éclair : tout, tout de suite… puis le néant. Une adresse mise en lumière doit absorber un tsunami de clients dans un temps record, puis se vide aussi vite que sa hype si elle ne se réinvente pas. À côté de ces restos derrière lesquels se cachent bien souvent des groupes aux multiples adresses et de gros investisseurs, les petits restaurateurs indépendants font grise mine. Le coût des matières premières n’a jamais été aussi haut, les groupes avec plusieurs restos jouissent d’économies d’échelle sur leurs matières premières, et pendant ce temps, les bistrots de quartier mettent la clé sous la porte.
Et, si on se remettait à soutenir les restos que l’on aime vraiment ?
Ce constat est loin de se borner à la cuisine. Dans les concerts par exemple, on a davantage l’opportunité de voir des écrans de téléphone que le chanteur pour lequel on a dépensé une centaine d’euros. Le resto, autrefois refuge, est aussi devenu scène. Le culte de l’esthétique standardisée semble avoir gagné. Et, si on redonnait sa chance au goût et à la singularité ? Au non calibré ? À la chaleur humaine d’un bistrot aux assiettes généreuses, et à la déco non formatée. Et, si on soutenait les adresses avec une âme, celles que l’on aime vraiment, avant de pleurer leur fermeture via un post Instagram une fois leur agonie consommée ?
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7 décembre 2025 - Grand Paris