Société
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Quand marcher devient une fête

Le long du Petit Rosne à Sarcelles / © Jérômine Derigny pour Enlarge your Paris
Une randonnée organisée par Enlarge your Paris le long du Petit Rosne à Sarcelles / © Jérômine Derigny pour Enlarge your Paris

Dans le cadre du Randopolitain, organisé par Enlarge Your Paris avec Transilien SNCF et la Fédération Française de la Randonnée pédestre en Île-de-France, la botaniste et docteure en littérature Marianne Roussier du Lac s'est intéressée à notre rapport à la marche au fil des siècles. Dans cette deuxième chronique, elle retrace une histoire de l'invention de la marche comme activité émancipatrice.

Par Marianne Roussier du Lac, botaniste et docteure en littérature

Il faut beaucoup pardonner aux grands penseurs de la marche. Ces pauvres chers grands hommes qui nous ont laissé d’inoubliables textes sur le bonheur du voyage à pied et ont contribué avec génie à l’essor de cette pratique qu’on appelle aujourd’hui la randonnée se sont montrés peu inspirés quand il s’agissait de donner aux femmes la place qui leur revenait dans cette aventure. Passe encore que le philosophe naturaliste américain Henry David Thoreau (1817-1862) qui, marchant lui-même quatre heures par jour, ne comprenait pas les habitudes sédentaires de ses compatriotes, s’exclame avec une naïveté hypocrite : « Comment les femmes, qui sont encore plus confinées que les hommes dans les maisons, peuvent le supporter, je l’ignore ! »

Mais pour Jean-Jacques Rousseau la marche est clairement une activité genrée : dans Émile, ce traité d’éducation si clairvoyant sur les idées reçues en la matière, le philosophe prévoit pour son élève tout un programme de marche festive et stimulante, mais malheureusement il ne manque pas, au détour d’une théorisation qui oppose le modèle du voyage à pied à celui du voyage en voiture, de réassigner les femmes à leur place : « Le voyage même est un plaisir pour nous. Nous ne le faisons point tristement assis et comme emprisonnés dans une petite cage bien fermée. Nous ne voyageons point dans la mollesse et le repos des femmes. »

« À l’évidence, dans le monde d’hier tout du moins, l’assignation des femmes à la sédentarité est un stéréotype de genre assez partagé »

Quant à Robert-Louis Stevenson, sa condescendance est insupportable : « Il faut effectuer seul une excursion à pied. La liberté en effet lui est essentielle […], il faut marcher à son rythme, et ni trotter au côté d’un champion de la marche, ni aller à petits pas menus pour respecter l’allure d’une jeune fille », affirme-t-il. À l’évidence, dans le monde d’hier tout du moins, l’assignation des femmes à la sédentarité est un stéréotype de genre assez partagé, et la passion imaginative de ces penseurs pionniers qui ont inventé, au XVIIIe et au XIXe siècles l’art festif et libérateur de marcher, n’a pas réussi à les émanciper des préjugés patriarcaux de leur époque. Quelle est donc cette fête où les femmes ne seraient pas conviées ? Elle se joue sous les étoiles et dans les chemins de traverse, ceux qui ne sont jamais les plus courts. S’y donnent rendez-vous tous les piétons qui s’efforcent d’élever au rang d’un art ce qui n’était jusque-là qu’une nécessité parmi tant d’autres.

Jusqu’ici ils marchaient pour survivre, pour fuir, pour subsister, pour expier ou pour obéir, et ce n’était jamais de leur plein gré. Obscurs et courbés, ils piétinaient. Désormais ils voyagent à pied, le cœur léger, portés par leurs semelles de vent ; dans la dernière partie du XVIIIe siècle et dans le champ occidental, la pensée romantique rompt le continuum ancestral des marches subies, malheureuses, synonymes d’exclusion sociale. Retournant le stigmate qui assigne le piéton à la misère et à la délinquance, ce moment culturel inventif, qui reste évidemment circonscrit à une élite, encourage le marcheur à assumer sa condition frugale et insoumise pour mieux y dérober, au nez et à la barbe des lois sociales, la clé du bonheur personnel. Impérieuse, la vie errante impose ses conditions. Nous l’apprenons avec Rimbaud, la « bohème » en marche est hébergée la nuit par la Grande Ourse – autrement et poétiquement dit, elle dort dehors –, et le jour elle chemine en guenilles et souliers percés, se nourrissant de la rosée des talus.

Selon Rousseau, rien n’est plus agréable : « J’aime à marcher à mon aise et m’arrêter quand il me plaît. La vie ambulante est celle qu’il me faut. Faire route à pied par un beau temps dans un beau pays sans être pressé, et avoir pour terme de ma course un objet agréable, voilà de toutes les manières de vivre celle qui est le plus de mon goût ». Un siècle plus tard, on entend en écho un Stevenson inspiré par la rudesse des chemins : « Je voyage pour le plaisir de voyager. L’important est de quitter le lit douillet de la civilisation, de sentir sous mes pieds le granit terrestre et les silex épars avec leurs coupants. »

« Quelque chose de la joie de l’enfant, de l’innocence du primitif perlerait jusque dans ces nouvelles pratiques du voyage à pied, cette école d’émancipation »

Le temps des Lumières encourage le principe de la liberté individuelle comme un moyen d’assurer le respect des personnes et leur autonomie ; mais, avec l’invention de l’aventure marcheuse, cette liberté semble devenir une fin en soi, et elle ne connaît plus de bornes quand elle est ainsi portée par les possibilités innombrables de mobilité que se donne le marcheur qui avance à sa guise. « Avoir pour pays l’univers, pour loi, la volonté, et surtout la chose enivrante : la liberté, la liberté ! » : pour les contrebandiers et les bohémiennes qui chantent ces mots, groupés autour de Carmen dans l’opéra de Georges Bizet, vivre libre est une priorité absolue qui vaut bien le sacrifice de son confort, et ne s’incarne jamais mieux que dans le voyage à pied « en autonomie », comme on dit aujourd’hui. Avec ce nouvel usage culturel de la marche, c’est une contre-culture qui émerge et se construit.

Dans le grand laboratoire des mythologies romantiques, les zingaros, les Petits Poucets rêveurs et autres libres voyageurs sous le ciel occidental projettent dans nos imaginations le fantasme d’une condition humaine qui retrouverait ses vertus natives, sa fraîcheur et son énergie. Quelque chose de la joie de l’enfant, de l’innocence du primitif perlerait jusque dans ces nouvelles pratiques du voyage à pied, cette école d’émancipation. On conçoit la dimension politique subversive qui infuse dans tout cet aimable scénario. C’est un modèle qui nargue les habitudes de vie sédentaires, plus dociles à l’ordre social, en apparence au moins, et qui déstabilise, en les interrogeant, les activités immédiatement rentables des « assis », comme dirait Rimbaud. Quand le vagabondage passe du statut de délit méprisable à celui de droit envié, le stigmate retourné explose à la figure de la société qui l’a d’abord produit, jetant une vive lumière sur son insuffisance à assurer le bien commun.

« Que dirait aujourd’hui le prophète de Walden, déjà consterné au milieu du XIXe siècle par l’aliénation de ses contemporains assujettis à la vie de boutique et de bureau, devant le spectacle de nos aliénations ? »

Alors, pour un Henry David Thoreau, l’appel à marcher qu’il lance dans Walden, son œuvre majeure, sonne comme un appel à déserter le monde des hommes : « Nous devrions entreprendre chaque balade, sans doute, dans un esprit d’aventure éternelle, sans retour, prêts à ne renvoyer que nos cœurs embaumés, comme des reliques de nos royaumes désolés. Si vous êtes prêts à abandonner père et mère, frère et sœur, femme, enfants et amis et à ne jamais les revoir ; si vous avez payé toutes vos dettes, rédigé votre testament, réglé toutes vos affaires et êtes un homme libre ; alors vous êtes prêt pour aller marcher. »

Que dirait aujourd’hui le prophète de Walden, déjà consterné au milieu du XIXe siècle par l’aliénation de ses contemporains assujettis à la vie de boutique et de bureau, devant le spectacle de nos aliénations ? Devant nos esprits possédés par les écrans, nos corps qui ne se déplacent plus, ne respirent qu’à peine, perdant leurs facultés sensorielles et leurs aptitudes premières, dans un monde toujours plus transformé par la technologie et dont l’homme ne peut plus être la mesure ? Devant cette façon de percevoir le temps et l’espace, non comme des dimensions vivantes du monde à découvrir, éprouver et s’approprier, mais comme des obstacles au business as usual à annuler au plus tôt par tous les moyens sophistiqués que peut procurer un monde dématérialisé ? À coup sûr il renouvellerait son appel, à l’unisson avec Rebecca Solnit : selon la philosophe marcheuse et féministe américaine, la marche fait partie de ces « formes culturelles minoritaires qui entendent résister à la désintégration postindustrielle et postmoderne de l’espace, du temps, du corps ».

Les libres marcheurs du Grand Paris accepteront-ils la mission qui leur est ici soufflée ? À savoir garder vivant l’espace public, en particulier parce qu’en l’occupant visiblement ils participent à lui conserver une utilité collective ; réveiller notre rapport au temps en acceptant de ralentir ; observer le dépliement des heures au « fil » de la journée qui s’ajuste au déroulement des kilomètres… Tandis que la sensation inévitable de la fatigue dans les jambes – et peut-être l’irruption de la rêverie qui s’invite à la faveur de cette lassitude – s’affirmeront comme des moyens de lutte contre l’obsolescence programmée de nos corps et de nos esprits.

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