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Entre Paris et la banlieue, un voyage dans la Zone

La Zone : Saint-Ouen 1940
La Zone à Saint-Ouen en 1940 / © Lumières des roses

Espace tampon créé entre Paris et la banlieue au XIXe siècle, la Zone incarne l'une des évolutions majeures de la métropole parisienne que l'écrivain et urbaniste Justinien Tribillon relate dans son livre "La Zone, une histoire alternative de Paris".

Comment vous êtes-vous intéressé à la Zone ?

Justinien Tribillon : Je suis né et j’ai grandi dans l’hypercentre parisien. J’ai également vécu une dizaine d’années à Londres, mais pour le coup, pas vraiment en centre-ville. Cela m’a posé la question du préjugé et incité à remettre en cause la notion de centralité. Il y a dix ans, pour The Guardian, j’ai marché autour du périphérique, a priori une grande barrière architecturale. À cette occasion, je me suis rendu compte que j’avais l’esprit formaté par mon existence de Parisien. Finalement, le périphérique est une barrière plus psychologique qu’autre chose. J’y ai consacré mon doctorat et ai donc creusé ce qui l’avait précédé : la Zone.

Justement, quelle différence établir entre la Zone et la banlieue ?

La Zone est l’espace tampon entre Paris intra-muros et la banlieue. En 1840, alors que l’Europe se défait de ses fortifications en lisière des villes, Adolphe Thiers, lui, en remet en bordure de Paris. Il crée une muraille de 150 mètres de profondeur et une zone non aedificandi. Elle mesure 250 mètres de large, ce qui permet de tirer à feu ouvert sur d’éventuels assaillants. Cela devient un lieu d’habitations informel, mais aussi de divertissement ; on y trouve même des industries légères. Au-delà débute la banlieue.

Vous évoquez comment la Zone est ensuite devenue ceinture verte pour tenir la banlieue à distance

En fait, j’ai voulu rappeler que le vert n’est pas une politique en soi. Évidemment, végétaliser la ville, c’est positif, on en a tous besoin. Mais, si, en contrepartie, on ne construit pas davantage de logements sociaux, si on ne capture pas la plus-value immobilière, si les politiques publiques ne mettent pas en place des mécanismes pour assurer que ces améliorations profiteront au plus grand nombre, alors on aboutit à un phénomène bien connu : la gentrification. En fait, quand on envisage cette Zone verte, on voit qu’elle constitue une réserve foncière incroyable. Au début du XXe siècle, quand se pose la question de la déconstruction des fortifications, on se demande comment utiliser cette réserve. Il y a alors un débat entre deux grandes figures : d’un côté Eugène Hénard, un urbaniste qui propose une vision métropolitaine de la ville et souhaite une alternance de parcs et de logements sociaux. De l’autre, le conservateur Louis Dausset qui promeut un anneau circulaire et un parc annulaire qui fasse tampon entre Paris et la banlieue. En 1912, c’est le projet de Dausset qui est validé. Or le verdissement est instrumentalisé pour des raisons immobilières et politiques. On voit donc bien, que, dans ce cas, le verdissement sert un projet politique.

Dans votre ouvrage, vous montrez aussi comment la Zone reflète l’histoire coloniale de la France

Elle permet effectivement d’observer les parallèles entre la « pacification » des pays coloniaux et la « pacification » des banlieues ouvrières. Au XXe siècle, on observe de constants allers-retours entre la colonisation et l’urbanisme parisien. Fernand Pouillon, Albert Laprade, Henri Prost… La plupart des architectes et urbanistes influents de cette époque ont d’abord travaillé dans les colonies. C’est là qu’ils développent des outils. Prenez le mot « bidonville » : c’est un mot de l’urbanisme colonial. Quant à l’exposition coloniale de 1931 qui se déroule sur le site du bois de Vincennes, elle est orchestrée par Lyautey qui a fait du Maroc un protectorat. Pour Lyautey, c’est la même logique qu’au Maroc qui est à l’œuvre : avec l’exposition coloniale, il s’agit de planter en banlieue les graines civilisationnelles.

Vous consacrez un chapitre de votre livre à la fameuse ceinture rouge. Existe-t-elle toujours selon vous ?

Je ne pense pas, même si des maires communistes continuent à diriger des villes de banlieue avec un véritable engagement à gauche. Mais elle ne constitue plus une force politique menaçante. Ce n’est plus un modèle alternatif qui viendrait inspirer une politique nationale. Cela dit, le mythe demeure. Prenons le cas de Montreuil (Seine-Saint-Denis) : avoir un maire communiste est encore une source de fierté. Et puis il y a toujours cette toponymie faite d’avenues Maurice Thorez, d’allées Gagarine…

Depuis quelque temps, on peut se demander si la Zone ne retrouve pas son aspect récréatif. Ces dernières années, c’est là qu’ouvrent des clubs, des lieux festifs, alternatifs

Cette dimension avait-elle jamais disparu ? Cet endroit aux abords du périphérique est certes un espace hostile mais il est aussi lieu de vie. Notamment pour de nombreux groupes sociaux marginalisés, des personnes racisées à celles souffrant d’une addiction au crack, des Roms aux sans-papiers. En fait, c’est toute l’ambiguïté de la Zone : Paris lui a tourné le dos, le périphérique en a fait un endroit assez hostile. Par conséquent c’est un endroit de liberté où il y a effectivement ce retour d’une forme de divertissement. On peut effectivement évoquer les boîtes de nuit, mais je pense aussi aux écoles de cirque et à la Petite Ceinture qui redevient un lieu de vie. En fait, la Zone, c’est l’endroit où on peut encore faire des choses. Son voisin le périphérique est déjà tellement gênant qu’on peut se permettre d’y être bruyant. Et puis ce désir de faire la fête aux limites de la ville est une culture qui nous vient de Londres et de Berlin.

Que pensez-vous que le Grand Paris va modifier ?

Je suis très curieux d’en voir l’évolution en tout cas ! Le Grand Paris Express va peut-être participer à la fluidification des identités, avec des Parisiens qui vont déménager aux abords des gares. Cela étant, la gentrification n’est pas forcément un bienfait pour les populations locales… Dans ses premières phases, elle apporte la diversité, mais bien vite elle exclut les populations les moins aisées. Je pense qu’il y aura quand même une persistance des identités municipales. Prenons Ménilmontant ou Montmartre qui ont été intégrées en 1860 à la capitale. Encore aujourd’hui, quand vous vous promenez dans ces quartiers, vous sentez bien que ce n’est pas tout à fait la même histoire qu’à Paris. On est en tout cas face à des échelles de temps très longues. Le Grand Paris Express va-t-il faire fondre ces identités ? On verra. L’impact est lent et difficile à mesurer.

Infos pratiques : La Zone, une histoire alternative de Paris, de Justinien Tribillon. Éd. B42. 184 p. 22 €. Disponible en librairies. Plus d’infos sur editions-42.com

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