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Le télétravail ne devrait conduire qu’à un exode urbain très limité

La vue sur La Défense depuis le parc de Saint-Cloud, 120 ha plus grand que Central Park / © Guillaume Baviere (Creative commons - Flickr)
La vue sur La Défense depuis le parc de Saint-Cloud / © Guillaume Baviere (Creative commons – Flickr)

La crise sanitaire va t-elle pousser les Grand-Parisiens à déménager ? Une question qui revient fréquemment et qui appelle une réponse nuancée selon Ingrid Nappi et Diane Le Luyer de l'ESSEC.

Ingrid Nappi, professeure, titulaire de la Chaire « Immobilier & Développement Durable » et de la Chaire « Workplace Management » à l’ESSEC , et Diane Le Luyer, ingénieure de recherche au sein de la Chaire « Workplace Management » à l’ESSEC

À l’issue du premier confinement, 26 % des sociétés envisageaient d’avoir plus souvent recours au télétravail de façon pérenne ou transitoire. Dans certains secteurs, comme dans l’information ou la communication, ce sont même trois sociétés sur quatre qui l’envisagent, dont 30 % de façon définitive. Des envies d’ailleurs semblent alors avoir germé chez les principaux intéressés. Beaucoup, découvrant d’autres façons de travailler, en viennent à se demander si ce fameux « monde d’après » les obligera toujours à choisir leur lieu de résidence en fonction de leur lieu de travail.

Le Grand Paris, plus grand parc de bureaux en Europe regroupant les activités les plus télétravaillables, se trouve-t-il particulièrement concerné ? Avec la troisième enquête « Mon bureau post-confinement », la Chaire Workplace Management de l’ESSEC Business School suggère que le développement du télétravail ne devrait pas fondamentalement rebattre les cartes pour la région capitale, quand bien même elle concentre la plupart des activités tertiaires.

Les données ont été collectées en ligne entre le 21 et le 30 avril, auprès d’un échantillon de 1868 employés et utilisateurs de bureaux. Parmi eux, 58 % de femmes et 42 % d’hommes, âgés en moyenne de 39 ans. 75 % appartiennent à la génération Y (nés entre 1984 et 1996) et 57 % travaillaient avant la crise sanitaire dans des bureaux localisés en Île-de-France. Parmi l’ensemble de l’échantillon, toutes régions confondues, il apparaît en premier lieu que le projet de déménagement concerne une minorité des travailleurs de bureaux (45 %). Contrairement à ce que soutient un discours répandu, cette tendance n’est pas intrinsèquement francilienne : elle concerne plus généralement les principales métropoles françaises, en proportion variable néanmoins.

« Les plus jeunes manifestent le plus l’envie de déménager »

En moyenne, 44 % des enquêtés vivant dans une grande métropole envisagent un déménagement. Les usagers de bureaux aixois-marseillais (52 %) et bordelais (50 %) manifestent d’ailleurs plus fréquemment que les usagers de bureaux franciliens (49,5 %) le souhait de déménager. Comme nous l’avions déjà constaté avec le rapport au télétravail, ou l’appétence pour les tiers-lieux, ce sont principalement les statuts salariaux et les conditions matérielles de travail qui semblent expliquer les différences de propensions au déménagement parmi la population. Les plus jeunes manifestent ainsi le plus l’envie de déménager. En Île-de-France, 64 % des 18-26 et 55 % des 27-40 ans en témoignent, contre respectivement 40 % et 21 % des répondants de la génération X (41-56 ans) et des baby-boomers (57-76 ans). Ce constat modère par conséquent la perspective d’un exode des retraités.

Le type de résidence occupée et la surface domestique ne s’avèrent pas non plus neutres sur l’envie de déménager. En moyenne et pour la France entière, 56 % des personnes résidant en appartements souhaitent déménager, contre 31 % à 32 % des résidents en maisons. Cela concerne de même 66 % des personnes résidant dans moins de 50 m2, contre 21 % de celles résidant dans plus de 120 m2. On peut en somme formuler l’hypothèse d’une motivation à conserver son logement lorsque celui-ci est susceptible d’améliorer la perception de l’expérience de télétravail. Cela est appuyé par le fait que les répondants des CSP les plus favorisées sont ceux qui manifestent le moins le désir de déménager (33 % des cadres dirigeants contre 46 % des employés ou 42 % des techniciens ou agents de maîtrise). En Île-de-France ce rapport est le même, mais l’écart est plus réduit (46 % des cadres, 49 % des employés et 52 % des techniciens ou agents de maîtrise souhaitent déménager).

Par ailleurs, on observe une relation statistiquement significative entre la volonté de déménager et le vécu de l’expérience du télétravail lors du précédent confinement. Ceux qui ont plutôt bien vécu l’expérience de télétravail en confinement expriment plus rarement l’envie de déménager (39 %) que ceux qui en rapportent un vécu négatif et chez qui l’envie de déménager est majoritaire (60 %). Rappelons ici que le télétravail a été particulièrement mal vécu par les femmes, les jeunes et les personnes les moins favorisées par la hiérarchie professionnelle. Le projet de déménagement peut alors être perçu, non plus comme un signe d’opportunisme de salariés libérés de contraintes présentielles, mais comme le symptôme de la nécessité d’améliorer les conditions de vie et de travail, rendue visible et nécessaire par des mois de télétravail subi en conditions inadaptées.

« En très forte majorité, les aspirants au déménagement désignent la région dans laquelle ils travaillent déjà »

Il est cependant, et presque contradictoirement, notable que ceux qui ont découvert le télétravail en contexte de crise se trouvent moins motivés par un déménagement que les habitués qui sont principalement des cadres. La prise de conscience des inconvénients associés les pousse à souhaiter retourner au bureau et conditionne leurs projets résidentiels au même endroit. Par ailleurs, les salariés bénéficiant d’un bureau fermé (38 %) manifestent bien moins cette envie que ceux qui travaillaient auparavant en flex office ou en coworking (56 % dans les deux cas). Notons enfin que ce sont les indépendants davantage que les salariés qui manifestent ce souhait de déménager (58 % contre 45 % des salariés d’entreprise et 39 % des fonctionnaires).

Changement de logement signifie-t-il toutefois changement de région ? Les données de l’enquête invitent à une réponse nuancée. En très forte majorité, les aspirants au déménagement désignent la région dans laquelle ils travaillent déjà, signe que ces projets ne s’inscrivent pas dans une profonde remise en question de leur mode de vie. Cette tendance est commune à l’ensemble de l’échantillon. Interrogés sur la région dans laquelle ils souhaiteraient vivre en contexte post-Covid, les enquêtés souhaitant déménager se manifestent en majorité pour l’Île-de-France (30 %, 39 % pour les plus jeunes). PACA et Nouvelle-Aquitaine, régions littorales bien desservies complètent le podium (14 % et 10 %), suivies par les Hauts-de-France, la Bretagne et la Normandie. En ce qui concerne les Franciliens aspirant à un déménagement, 46 % resteraient dans la même région. Ils désignent en moins fortes proportions que la moyenne les régions PACA, Nouvelle-Aquitaine, Bretagne et Normandie et significativement plus la région Centre-Val de Loire.

« La centralité parisienne ne semble pas encore rediscutée par le travail post-Covid »

Même collectée en temps de crise sanitaire et en situation de confinement, alors que les répondants pourraient se manifester en faveur d’un drastique changement de vie, ces données invitent à modérer les prophéties actuelles, faisant craindre la mort du bureau parisien, délaissé par ses occupants au profit des espaces de travail bordelais ou marseillais. Cette enquête ne rassemble qu’une minorité d’aspirants au déménagement, d’autant que ceux-ci témoignent en majorité souhaiter rester dans leur région ou éventuellement émigrer vers des régions proches de l’Île-de-France et bien desservies par le rail et les LGV.

À une échelle plus fine, les salariés des bureaux situés dans les zones les plus denses de la première couronne (Saint-Denis, Neuilly, Levallois, Issy, Boulogne) manifestent le désir le plus fréquent de déménager (60 % à 68 % selon les communes), suivis par ceux de Paris intramuros (50 %, tous arrondissements confondus), et enfin par ceux des secteurs les moins denses de la région, principalement la grande couronne (36 %). La centralité parisienne ne semble donc pas encore rediscutée par le travail post-Covid, et les nouvelles migrations qui en découleraient s’inscrivent dans des schémas préexistants, comme celui des « provinciliens » et des navetteurs qui travaillent à Paris tout en habitant en périphérie, bien connus des géographes.The Conversation

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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