
SDAURP. Ou "Schéma Directeur d’Aménagement et d’Urbanisme de la Région Parisienne"... Rien que de l’écrire, on a perdu la moitié des lecteurs. Et pourtant : derrière ce sigle imprononçable adopté en 1965 se cache l’idée la plus révolutionnaire jamais appliquée à la région parisienne. Celle qui a sorti la banlieue du rôle de figurante, inventé le RER et posé les fondations du Grand Paris moderne. Oui, c’est très technique — mais ça raconte notre quotidien, de nos trajets aux paysages que l’on traverse sans y penser. Prenez quatre minutes : promis, cet acronyme ne vous fera plus peur après.
Pour comprendre comment cette vision est née…
…et pourquoi elle organise encore nos vies aujourd’hui, nous avons interrogé Philippe Montillet, ancien cadre de l’Institut d’Aménagement de la Région Parisienne (aujourd’hui Institut Paris Région), spécialiste de l’histoire de la planification urbaine francilienne, et témoin direct des transformations engagées dans les années 1960.
Enlarge Your Paris. Pourquoi l’anniversaire d’un plan d’urbanisme imaginé il y a soixante ans, peut avoir un peu d’importance – et pas seulement pour les experts !?
Philippe Montillet. Parce que c’est dans ces années-là que l’on a compris que l’Île-de-France ne pouvait plus être gérée comme une simple périphérie de Paris. On est passé d’un territoire subi à un territoire réfléchi. Le but était de créer une région capable d’offrir logements, emplois, transports et services à une population qui augmentait très vite. La planification cesse d’être une exception ; elle devient la règle et répond à des besoins collectifs rendus visibles par la densité.
Qu’est-ce que cela change concrètement à ce moment-là ?
Il faut se souvenir que la guerre et la reconstruction sont derrière nous. Les Trente Glorieuses commencent, les technologies bouleversent les modes de vie, l’automobile et les grands équipements inaugurent une nouvelle ère. Il y a l’aéroport d’Orly, l’ouverture du marché commun, l’entrée dans l’ère atomique. La région parisienne ne peut plus grandir de manière anarchique comme elle le faisait ; le désordre des lotissements, l’absence de cohérence entre communes, la banlieue laissée à elle-même doivent cesser.

Le SDAURAP : derrière l’acronyme, une vision futuriste
L’Institut Paris Région est créé pour répondre à ce défi ?
Oui. Dès 1960, l’Institut réunit des compétences nouvelles, mêlant universitaires, grands ingénieurs et praticiens du terrain. Pour la première fois, un organisme indépendant est chargé d’avoir une vision d’ensemble, de s’appuyer sur le relief, les cours d’eau, la trame foncière, de comprendre ce territoire « immense » en le parcourant. Paul Delouvrier veut que ses équipes s’inspirent de ce qui se fait ailleurs : aux États-Unis, on étudie comment les métropoles gèrent leur expansion, notamment sur les questions de transports urbains. L’objectif n’est pas de freiner la croissance mais de l’organiser, d’assumer que la région passera de 8 à 12 voire 16 millions d’habitants et qu’il faut la rendre vivable.
La banlieue change alors de statut ?
Exactement. Depuis longtemps, la banlieue existait, mais dans une forme éclatée, sans stratégie commune. On profitait de ses terrains pour des infrastructures décidées par Paris, sans se soucier de leur intégration. Dans les années 1960, il devient indispensable de bâtir une véritable cohérence régionale, de permettre à chaque territoire de se développer pour lui-même et non plus seulement comme dépendance de Paris.
Et cela conduit aux réformes politiques de 1964-1967…
C’est en effet un moment charnière. Le Département de la Seine disparaît, sept départements sont créés avec de nouveaux centres de décision. La région ne s’appelle plus « parisienne » ; elle devient Île-de-France, une région capitale dont l’image doit refléter celle du pays. Dans le même temps, le législateur donne enfin à l’État les moyens d’agir sur le foncier : création des zones d’aménagement différé, possibilité d’acquérir des terrains stratégiques. La puissance publique peut organiser plutôt que subir.
Et le Schéma directeur de 1965 ?
C’est la pièce maîtresse de ce changement de paradigme. Le SDAURP marque une rupture par son caractère prospectif. Il ne s’agit plus de corriger les défauts du passé mais d’inventer la métropole de 2000. On estime alors que la population atteindra 14 millions d’habitants, avec des besoins inédits en mobilité, en formation, en loisirs et en santé. De là découlent des choix structurants : les villes nouvelles qui ne sont pas des dortoirs mais des centres urbains complets dotés d’universités et d’hôpitaux ; les grands axes de transport, avec trois rocades conçues à l’échelle régionale ; et surtout le RER qui relie des banlieues jusque-là isolées. Cette vision reste encore aujourd’hui l’armature de notre quotidien.

Le Grand Paris n’est pas un projet mais une trajectoire
L’héritage de ces années est-il toujours positif à vos yeux ?
Oui, parce que sans cette ambition, l’Île-de-France n’aurait pas pu absorber une telle croissance. On a donné à des millions de personnes la possibilité de vivre, d’étudier et de travailler dans une région redevenue respirable. Le modèle des villes nouvelles, l’invention du RER, la volonté d’équilibrer Paris avec des centralités fortes : tout cela a permis au territoire de tenir debout et d’innover ensuite. Le Grand Paris Express prolonge aujourd’hui cette dynamique. Il y a eu des erreurs, bien sûr, mais l’élan était juste.
Quels défis nous attendent désormais ?
Ne pas renoncer à penser loin. Les années 1960 ont montré qu’il fallait anticiper plutôt que subir. Aujourd’hui, la transition écologique, les mobilités décarbonées, les fractures sociales et territoriales nous obligent à repenser l’espace métropolitain. Nous devons retrouver l’audace qui a permis de passer d’une banlieue éclatée à une région capitale. Le Grand Paris est une histoire au long cours ; il nous appartient de continuer à l’écrire.
Depuis 1994, le sociologue et professeur à Sciences-Po Saint-Germain-en-Laye Renaud Epstein collectionne inlassablement les cartes postales de HLM qu’il partage chaque jour sur Twitter avec « Un jour, une ZUP, une carte postale ». Une collection dont il a tiré un recueil, « On est bien arrivés », paru en février 2022 et qui raconte une part de l’histoire de France. Les illustrations de cet entretien en sont tirées.
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3 décembre 2025 - Île-de-France