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Le Grand Paris mérite mieux qu’un simple Big Bang institutionnel

Alors qu'Emmanuel Macron doit se prononcer prochainement sur l'organisation du Grand Paris, Frédéric Gilli, chercheur à Sciences Po, plaide pour que les habitants soient davantage associés et que les réformes envisagées ne se focalisent pas uniquement sur la disparition ou non des départements.

 
Le Grand Paris vu de l'Arc de Triomphe / © Steve Stillman pour Enlarge your Paris
Le Grand Paris vu de l’Arc de Triomphe / © Steve Stillman pour Enlarge your Paris
 
 
Frédéric Gilli, chercheur à Sciences Po et directeur associé de l’agence Grand Public
 
Depuis plusieurs mois, les antichambres du pouvoir s’agitent sur la question du Grand Paris. Les échéances sont régulièrement repoussées, d’octobre à novembre, maintenant décembre. C’est que les questions sont compliquées et brassent beaucoup d’argent et de pouvoirs. Il est question de revenir sur des pans entiers du Grand Paris Express, acquis des présidences Sarkozy et Hollande. Il est actuellement aussi beaucoup question des réformes institutionnelles que le Président de la République et le gouvernement auraient en tête pour continuer à faire évoluer l’organisation des pouvoirs en Île-de-France : suppression des départements de la première couronne (ceux qui sont aujourd’hui dans la Métropole du Grand Paris à savoir Paris, les Hauts-de-Seine, la Seine-Saint-Denis et le Val-de-Marne), renforcement des pouvoirs des Territoires (ces regroupements intercommunaux de 300.000 à 700.000 habitants créés en 2014 par la loi MAPTAM), extension des périmètres de la Métropole du Grand Paris à la grande couronne, voire disparition de la Métropole au profit de la seule Région, mais aussi installation de dispositifs juridiques accélérés pour construire et aménager la région parisienne, notamment autour des futures gares du Grand Paris Express
 
Le renforcement des Territoires de la Métropole et la suppression des départements visent deux objectifs, à la fois opérationnels  et politiques. La logique institutionnelle qui sous-tend le raisonnement est limpide. Elle part d’une analyse : les problèmes de l’Île-de-France viennent de la difficile coordination des pouvoirs publics née de l’empilement des strates administratives. Il faut bien dire qu’avec cinq couches d’exécutifs locaux, les Franciliens sont particulièrement bien dotés ! Accélérer les transformations passerait donc par une simplification des assemblées et une clarification des compétences. Parfaite application des leçons introductives d’un manuel de Sciences politiques. Essayons toutefois de prendre un peu de recul. Les réformes institutionnelles ne sont pas là pour organiser les jardins à la française de la gouvernance locale mais pour aider du mieux possible au bon gouvernement des sociétés humaines. Qu’en est-il donc de la situation en Île-de-France aujourd’hui ?
 

Un contexte historiquement intéressant 

Nous vivons un moment particulièrement intéressant dans l’histoire récente de la région capitale. Paris vient d’être désignée ville hôte des Jeux olympiques de 2024 alors que la capitale sortait de deux défaites dans les années 2000 pour accueillir les jeux de 2008 et 2012. La région Île-de-France enregistre une évolution favorable de la croissance et de l’emploi, le taux de chômage étant retombé en-dessous de 8,5%. Certes cela reste insuffisant, mais les créations d’entreprises progressent et, toujours dans le domaine économique, l’attractivité internationale de Paris est renforcée par la fragilisation de Londres du fait du Brexit. 
 
En matière de transports, après des décennies où rien n’a changé, les effets des investissements mobilisés ces dernières années pour développer les tramways se font sentir pour les usagers avec les livraisons des T5, T6, T7, T8 et T11 et alors même que quatre autres lignes sont actuellement en chantier. Surtout, les prolongements du métro deviennent effectifs tandis que les travaux du Grand Paris Express sont maintenant enclenchés, au moins pour la boucle centrale. 
 
Concernant le logement, c’est pareil.  Pour résorber la crise, l’objectif était énoncé de longue date : construire plus de 70.000 logements par an. Hors, au milieu des années 2000, quand l’Île-de-France produisait en moyenne 40.000 logements et flirtait à grand peine avec les 50.000 constructions les années exceptionnelles, ceux qui rappelaient cet objectif de 70.000 logements étaient considérés comme de doux rêveurs. C’est pourtant le rythme moyen depuis plus de deux ans et l’année dernière, plus de 75.000 constructions ont même été lancées dans la région. Qui plus est, l’essentiel de l’augmentation est concentré sur la petite couronne, signe que l’Île-de-France maîtrise un peu mieux son étalement.
 
Même les équilibres migratoires semblent plus nuancés qu’il y a quelques années. Si l’Île-de-France perd toujours des actifs, ceux-ci optent de plus en plus pour les alentours immédiats de la région parisienne. Tout ceci tend à prouver que bien que tout ne soit pas réglé, beaucoup de voyants se mettent peu à peu au vert !
 

A lire : Pour un Grand Paris qui joue collectif

Le Grand Paris vu de l'Arc de Triomphe / © Steve Stillman pour Enlarge your Paris
Le Grand Paris vu de l’Arc de Triomphe / © Steve Stillman pour Enlarge your Paris

 

Les risques d’un démantèlement institutionnel  

Si l’on engage les réformes institutionnelles pour des raisons opérationnelles, la situation est donc plus paradoxale qu’il n’y paraît. Après des années de sommeil, la région parisienne semble s’être mise en ordre de marche. Un peu brinquebalante mais en marche. Ne s’apprêterait-on pas à démanteler un attelage certes baroque, mais qui finit quand même par fonctionner ? En désorganisant à nouveau le système institutionnel au motif de « rationaliser » les exécutifs franciliens, ne risque-t-on pas de supprimer des agencements fragiles et de retarder des investissements ou des passages à l’acte ? À ma connaissance, aucun livre n’offre de réponse claire sur cette alternative posée dans ces termes.
 
Cela renvoi au second enjeu de la réforme envisagée, la question politique et démocratique. Pas besoin de revenir sur les niveaux d’abstention aux élections successives, ils sont aussi alarmants que dans le reste du pays. Mais quelles sont les sources et les ramifications de cette crise ? Est-elle soluble dans une réforme des couches administratives ? Il se trouve que, dans le cadre de mon activité au sein de l’agence Grand Public, j’ai régulièrement l’occasion d’entendre de très larges panels de Franciliens. Que nous disent-ils sur leurs gouvernements locaux ?
 
Le premier élément qui ressort de ces innombrables entretiens est que les habitants sont très attachés à leur commune, espace de proximité et lieu par excellence d’exercice de la démocratie. Ils sont lucides ; même s’ils vont voir leur maire pour tous les sujets, ils savent très bien que ses pouvoirs exécutifs sont limités. Mais ils voient aussi dans leur maire un médiateur auprès des autorités supérieures dont ils sont, eux, éloignés. Bien que les élus municipaux soient indéniablement affaiblis, critiqués pour leur manque de présence sur le terrain, ils sont encore identifiés comme les derniers signes d’un possible espace démocratique par les habitants.
 

Des citoyens laissés à eux-mêmes face à la construction du Grand Paris 

Le second élément c’est que les Franciliens ont pleinement conscience des dynamiques à l’œuvre dans le Grand Paris. Ils ont longtemps attendu que leurs élus s’en saisissent mais ils voient aujourd’hui que tout est en mouvement, que leur ville change. En revanche, ils ne savent pas si ces évolutions sont maîtrisées ni si ce mouvement sera bon pour eux. Ils ont parfaitement conscience que leur maire ne peut pas grand chose contre ces mutations d’ampleur métropolitaine. Le problème est qu’ils n’identifient pas spontanément d’acteur régional ou métropolitain porteur d’un message politique fort sur l’avenir de cette grande région-métropole parisienne, qu’il soit individuel (un-e président-e) ou collectif (des maires). Confrontés à des exécutifs accaparés par les querelles institutionnelles, ils sont donc un peu laissés à eux-mêmes pour analyser et projeter leurs questions sur le sens des transformations à l’œuvre dans le Grand Paris.
 
Pour certains, ce qui se passe est « bon pour eux ». L’arrivée du Grand Paris dans leur commune, que ce soit par le biais du métro, des tramways, de l’Anru ou des promoteurs, est porteuse de promesses et de perspectives. Pour d’autres, cela s’annonce « bon pour leur territoire, mais pas bon pour eux ». Beaucoup d’habitants, notamment dans les banlieues populaires, pensent que si l’on fait rénover les vieilles cités, c’est pour que les Parisiens s’y installent. La conclusion qu’ils en tirent est qu’ils vont être repoussés encore plus loin. Une analyse sociologique à très grands traits de ces positionnements montrerait que les plus riches et les plus pauvres se retrouvent autour de la première idée, tandis que la plus grande partie de la population est très ambivalente et que les classes moyennes les plus fragiles sont celles qui se sentent les plus menacées.
 
Le troisième élément est que, entre leur commune proche mais trop petite et un écho métropolitain possible mais trop lointain, les citoyens cherchent une échelle intermédiaire à laquelle se raccrocher pour espérer peser sur le cours des choses. Ils s’interrogent donc sur les voies et les moyens de retrouver du pouvoir et beaucoup interpellent leurs maires en leur demandant de se rassembler, de s’allier avec leurs voisins ou avec d’autres dans la métropole. Pour autant, malgré cette attente issue des communes, les Territoires n’émergent jamais dans les propos des habitants : ni ceux récemment créés, ni ceux où l’existence d’intercommunalitées est plus ancienne comme Plaine Commune. Ainsi, en dépit de leur jeunesse relative (en Île-de-France ils n’ont été créés qu’en 1968), les départements sont aujourd’hui dépositaires de cette identité territoriale « intermédiaire ». C’est à cette échelle que se construisent les repères des habitants en dehors de leur commune, c’est à cette échelle qu’ils se projettent quand ils cherchent à se rassurer sur le fait qu’ils ne sont pas seuls dans le Grand Paris.
 
Ce triple constat n’est ni un appel à conserver les départements ni un appel à les supprimer. Il souligne en revanche que la discussion qui s’engage renvoie à des dimensions autrement plus puissantes qu’une simple réorganisation administrative. Ce qui se joue, c’est la façon dont la métropole francilienne sera conçue, construite et projetée dans l’avenir. La question se pose à la fois en termes d’objectifs poursuivis qu’en termes de méthode.
 

A lire : Le Grand Paris mérite bien un MOOC

Le Grand Paris vu chez France Miniature / © Steve Stillman pour Enlarge your Paris
Le Grand Paris vu chez France Miniature à Elancourt (Yvelines) / © Steve Stillman pour Enlarge your Paris
 

A qui profite le Grand Paris ?

 
Pour ce qui est des objectifs, nous ne savons pas aujourd’hui au bénéfice de qui sont engagées les mutations en cours. S’agit-il simplement d’améliorer les statistiques économiques de la région parisienne au regard des autres capitales mondiales ? S’agit-il d’améliorer la qualité de vie et l’attractivité des « classes créatives » ? S’agit-il de favoriser la vie des Franciliens « de tous les jours » ? S’agit-il de privilégier les jeunes et l’avenir de nos enfants ? Des réponses à ces questions découlent des choix politiques, des modèles de développement et des rapports plus ou moins coopératifs entre les territoires. Encore faudrait-il les poser !
 
Pour ce qui est de la méthode, le tropisme technico-institutionnel est évident. La tentation de biffer les départements et de ventiler leurs compétences entre les Territoires et la Région via une loi d’organisation, éventuellement passée par ordonnance, peut sembler grande. Ce n’est pas sans risque pour la suite car, avant même l’architecture institutionnelle, ce qui est important c’est la capacité à faire aboutir des projets d’aménagement bons pour les Franciliens et d’améliorer le potentiel de développement des entreprises. Or, les Territoires de la métropole du Grand Paris sont aujourd’hui des institutions invisibles d’un point de vue démocratique. A l’image des intercommunalités de Province à leurs pires heures, ce sont des instances d’élus et de services administratifs où sont passés des accords dont la nature et les enjeux ne sont jamais discutés publiquement. Quand ils se piquent d’aller vers les « forces vives de leur territoire », comme c’est le cas en ce moment dans certains d’entre eux qui organisent des assises économiques, c’est pour rassembler les entreprises en semaine entre 14h et 17h et les inviter à écouter des discours. Nous sommes sur des formes éculées de participation et à des heures où les « vrais » chefs d’entreprises et les « vrais » gens travaillent ! S’il fallait un signe de leur déconnexion, c’en serait une preuve supplémentaire.
 
Avant d’éventuellement supprimer les départements avec tous les réseaux d’acteurs et les habitudes de travail qui se sont noués à ces échelles, peut-être faudrait-il songer à renforcer l’ancrage démocratique des institutions qui ont vocation à les remplacer. Ne pas le faire, c’est risquer de casser certains des repères auxquels les Franciliens s’attachent comme à des boussoles dans la tempête, sans les remplacer par d’autres lieux de confiance. C’est donc à la fois risquer de détruire de la valeur potentielle et risquer de pousser une partie non négligeable des Grand-Parisiens vers des postures de refus. Tous les aménageurs, tous les chefs d’entreprises, tous les responsables associatifs qui travaillent au quotidien sur le terrain le savent ; dans le climat politique, économique et social actuel, il n’est pas possible de porter un projet de développement ou d’aménagement local dans un climat de défiance ou en misant sur un passage en force. On ne construira pas plus de logements ainsi. On ne créera pas plus d’entreprises non plus. On ne facilitera pas plus la qualité de vie. Or là sont les vrais enjeux. Prendre le risque d’alimenter cette défiance à un moment clef de la mutation francilienne, c’est jouer avec des allumettes. Dresser ce constat, cela ne veut pas dire qu’il n’y ait pas besoin de rallumer avec flamme une grande ambition pour la région capitale, ni qu’il faille entreprendre des réformes audacieuses. Il faut juste le faire avec un sens aigu du ressort démocratique des enjeux en présence.
 
Cette métropole a besoin d’actes fondateurs. Les JO en seront un. La dimension politique de cet événement est toutefois trop faible pour soutenir les fondations d’une vision d’avenir pour la région parisienne. Ce dont il y a besoin aujourd’hui, quelle que soit la décision sur les départements ou la Région, c’est d’un moment démocratique très puissant, engageant toutes les communes et toutes les échelles de la métropole, un mouvement porteur d’un projet pour ce grand territoire. Il y a urgence à ce que les élus aillent collectivement écouter les citoyens du Grand Paris.
 

A lire : Le Grand Paris, une cocotte à imaginaires

Le Grand Paris vu de la Butte des châtaigniers à Argenteuil / © Steve Stillman pour Enlarge your Paris
Le Grand Paris vu de la Butte des châtaigniers à Argenteuil (Val-d’Oise) / © Steve Stillman pour Enlarge your Paris