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Jürg Kreienbühl, le Suisse qui peignait la banlieue et les bidonvilles

Le cimetière de Neuilly (1981) / © Jürg Kreienbühl - Galerie Loeve&Co
Le cimetière de Neuilly et les tours Aillaud à Nanterre par le peintre suisse Jürg Kreienbühl (1981) / © Jürg Kreienbühl – Galerie Loeve&Co

Avec "Jürg Kreienbühl - Les années bidonvilles", la galerie Loeve&Co à Paris jette un coup de projecteur sur un peintre suisse mort en 2007 et qui passa plus de vingt ans à représenter les marginaux de la banlieue parisienne pendant les Trente Glorieuses. Une démarche longtemps passée inaperçue et qui trouve un nouvel écho dans le contexte des projets du Grand Paris. Enlarge your Paris s'est entretenu avec Stéphane Corréard, co-directeur de la galerie, alors que l'exposition s'achève samedi 27 février.

Jusqu’à samedi 27 février, vous présentez dans votre galerie du 6e arrondissement une sélection de toiles de Jürg Kreienbühl, un artiste suisse qui a peint l’essentiel de son œuvre en banlieue parisienne…

Stéphane Corréard : Jürg Kreienbühl est né au début des années 1930 à Bâle où il a fait les Beaux-Arts avant de décrocher à l’âge de 22 ans une bourse pour venir à Paris, qui était encore considérée comme la capitale mondiale des arts. En Suisse, il peignait la banlieue, avec une obsession pour les zones pavillonnaires, et les individus rejetés à la marge d’un monde industriel alors en plein essor et qu’ils contribuaient pourtant bien souvent à édifier : ouvriers, ferrailleurs… C’est pour peindre les coulisses des Trente Glorieuses qu’il est venu à Paris, alors en pleine mutation urbaine. Il fut très déçu par ce qu’il trouva à Saint-Germain-des-Prés, une société frivole de jeunes artistes qui produisaient des toiles abstraites au kilomètre pour la bourgeoisie française et étrangère. Pour fuir le centre de Paris, il acheta un vélo et prit le chemin de la banlieue. C’est à partir de là qu’il se mit au travail.

Qu’a-t-il découvert et qu’a-t-il peint en banlieue ?

Lors de ses virées cyclistes, il a découvert dans les Hauts-de-Seine des bidonvilles habités par des ouvriers d’origine immigrée qui étaient en train de construire La Défense, les grands ensembles, Nanterre. Un univers qu’il a commencé à peindre en 1956, avant de s’installer en 1959 dans un bidonville, à Bezons. Un de ses tableaux manifestes, aujourd’hui exposé au musée d’Ile-de-France à Sceaux (Hauts-de-Seine), s’appelle La cour des miracles et dépeint la vue sur ce bidonville depuis la fenêtre d’un ancien bus Air France déclassé qui lui servait à la fois de logement et d’atelier. Les premiers plans de ses tableaux sont souvent hypertrophiés. C’est généralement une décharge, un cimetière, du rebus. Ensuite, il y a parfois des baraques de bidonvilles, des ateliers d’artisans, des petites usines ou des maisons en meulière, puis des usines ou les grands ensembles. La juxtaposition de ces trois plans lui permet de raconter une certaine réalité sociale et géographique de répartition des populations et des activités dans la périphérie parisienne, tout en montrant aussi le monde qui était en train de naître à l’époque. Il y a un tableau par exemple que l’on expose à la galerie, dans lequel les premiers plans sont occupés par des champs de salades, puis apparaissent les maisons des maraîchers et enfin, fermant l’horizon, émerge une grande barre de logements modernes. Il faut aussi noter que si ses peintures ne sont absolument pas angéliques, il ne peint pas pour autant la misère noire des bidonvilles. Jürg Kreienbühl représente une réalité entre deux, une vie difficile mais avec des poches de solidarité ou de joie. Ce qu’illustre le portrait étonnement coloré du Vieux Toussi, également présenté à la galerie.

Comment Jürg Kreienbühl gagnait-il sa vie ? On ne l’imagine pas exposer son travail aux Beaux-Arts de Paris ni dans les galeries parisiennes en vue…

Quand il vivait à Bezons, Jürg Kreienbühl a passé un contrat, si on peut dire, avec le propriétaire d’un bar-tabac du coin, qui le salariait contre l’organisation d’une exposition annuelle dans le bistro. Le public était uniquement composé des habitants du bidonville et des logements modestes des environs. A partir des années 60, il a commencé à vendre ses toiles de bidonvilles parisiens à de grandes entreprises suisses. Sans doute l’élite helvétique se confortait-elle ainsi dans l’idée que la France était en partie un pays du tiers-monde.

Maraîchage en banlieue / © Jürg Kreienbühl - Galerie Loeve&Co
Maraîchage en banlieue / © Jürg Kreienbühl – Galerie Loeve&Co

Jusque quand va-t-il peindre les bidonvilles et la banlieue parisienne ?

Jürg Kreienbühl met fin totalement à sa peinture des bidonvilles en 1981, année du démantèlement d’un bidonville portugais qu’il avait tenté de faire protéger, faisant même des démarches auprès de la préfecture pour qu’on donne le terrain à ses habitants pour qu’ils aient l’opportunité de se sédentariser et de faire une sorte de village portugais aux portes de Paris. Évidemment, le bidonville fut détruit et ses habitants relogés dans des barres HLM qu’ils avaient souvent eux-mêmes construites. Pour Kreienbühl, il s’agissait d’un immense gâchis, une forme de déni et de délitement du lien social. Après 1981, Jürg Kreienbühl s’est installé au Havre où il a essentiellement produit des sujets industriels, des paysages portuaires, des centrales nucléaires et une série très étonnante qu’il appelait Petrol-Nymphéas. Il peignait les sites de banlieue et des bords de Seine qui avaient inspiré les impressionnistes, mais à l’époque contemporaine, avec les conséquences de la pollution industrielle, de l’urbanisation. A l’époque, cette préoccupation écologiste n’était pas tellement présente dans l’art, particulièrement en France.

Quelle est sa postérité ?

De son vivant, aucun critique d’art français majeur n’a écrit sur lui, aucun marchand français ne l’a exposé, aucun collectionneur français ne lui a acheté d’œuvres. En revanche, dès les années 1980 il a suscité l’intérêt des milieux littéraires et notamment des auteurs qui chroniquaient la vie sociale et urbaine. Daniel Pennac et Jacques Tardi en ont fait un personnage de La débauche. Dans son roman L’Affranchie du périphérique, Didier Daeninckx décrit un vernissage de Kreienbühl en Suisse. Et depuis le début de l’exposition que propose notre galerie, nous avons eu la visite du romancier et auteur de Grand Paris Aurélien Bellanger, qui a consacré à Jurg Kreienbühl une chronique sur France Culture. Christophe Donner et Jean Rolin, qui vient de publier Le Pont de Bezons, sont également venus voir ses toiles. Le critique du Monde Philippe Dagen avait écrit lors d’une précédente exposition : « Si vous voulez comprendre la France d’aujourd’hui, regardez les tableaux de Kreienbühl. » Je pense que ça s’entend à double sens, c’est-à-dire que ce qu’il a peint est encore une réalité pour des milliers de gens aujourd’hui, et puis aussi que la réalité de l’époque a largement construit celle d’aujourd’hui et le rapport qu’on peut avoir avec les banlieues, avec ce qu’on appelle les cités, les quartiers.

Où peut-on découvrir son travail dans le Grand Paris ?

Pour toutes les raisons que nous venons d’exposer, il y a très peu de tableaux de lui dans les musées français. On trouve deux de ses toiles au musée de Sceaux, qui est le musée de l’Île-de-France : La cour des miracles (voir plus haut) et Les constructions nouvelles, consacré à la construction des grands ensembles et qui date de 1959. La Ville de Paris possède deux œuvres de Jürg Kreienbühl, via le Fonds municipal d’art contemporain, ainsi que le Frac Île de France qui a acheté dans les années 80 un tableau représentant une centrale électrique. Ces trois institutions franciliennes ont sans doute porté sur Jürg Kreienbühl un regard documentaire. Notre galerie a vendu un tableau au musée de l’immigration dans le 12e arrondissement, sans doute pour les mêmes raisons. Et le Centre Pompidou, qui a récemment acheté un tableau, pourrait en acquérir d’autres. Est-ce le début de la reconnaissance du travail de Jorg Kreienbühl ? Avec les travaux du Grand Paris, et aussi hélas le retour des bidonvilles, la peinture de Kreienbühl trouve une nouvelle actualité, et l’on peut voir que son esthétique était avant-gardiste. 

Infos pratiques : Exposition « Jürg Kreienbühl – Les années bidonvilles » à la galerie Loeve&Co, 15 rue des Beaux-Arts, Paris (6e). Jusqu’à samedi 27 février. Gratuit. Accès : Métro Saint-Germain-en-Laye Ligne 4. Plus d’infos sur loeveandco.com

Les constructions nouvelles en banlieue (1959) / © Jürg Kreienbühl - Galerie Loeve&Co
Les constructions nouvelles en banlieue (1959) / © Jürg Kreienbühl – Galerie Loeve&Co

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