Société
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Retour en cité : un sociologue enquête sur une jeunesse qu’on croit connaître… de loin

Dans une cité, tout le monde croit savoir comment grandissent les jeunes. Mickaël Chelal, lui, a décidé de l’étudier de l’intérieur : la cité des Marnaudes, à Rosny-sous-Bois, où il a passé son enfance. Dans sa thèse, il dévoile l’envers du décor : les liens intergénérationnels qui structurent la vie du quartier, les trajectoires contrastées des garçons et des filles, l’importance des micro-espaces comme le centre commercial voisin et les « soft skills » souvent ignorées. Une plongée fine, sensible, loin des clichés, dans ce que veut vraiment dire « grandir en cité ».

Pourquoi avoir choisi d’étudier, pour votre thèse, la jeunesse de la cité où vous avez grandi, les Marnaudes à Rosny-sous-Bois (Seine-Saint-Denis) ?

Mickaël Chelal : Parce que tous mes travaux universitaires antérieurs portaient déjà sur mon quartier. Et que vivre dans la cité que l’on souhaite étudier fait forcément émerger des questions sociologiques qui concernent nombre de quartiers populaires. Je suis de la même génération que Zyed Benna et Bouna Traoré, les deux jeunes décédés en 2005 dans un transformateur à Clichy-sous-Bois (Seine-Saint-Denis), événement à l’origine des révoltes de 2005. Quand j’ai dû commencer à mener des recherches, je me suis tout de suite tourné vers mon quartier. J’étais étudiant à Nanterre, et en fait c’est à ce moment-là, alors que je m’étais éloigné de mon lieu de vie pour mes études, que je me suis rendu compte de certaines de ses spécificités. Je me disais aussi que ma proximité avec mon sujet allait me permettre d’aller plus en profondeur et de nouer des relations de confiance. Je pensais aussi que ça me ferait gagner du temps. Bon, dans les faits, j’ai mis sept ans à finir ma thèse !

Mais justement, écrire sur son quartier, c’est être à la fois acteur et spectateur d’un lieu. Comment alors, en tant que chercheur, avoir la bonne distance requise pour une entreprise scientifique ?

Il faut faire un bon arbitrage entre trop peu de distance et pas assez. Dans ma formation universitaire, j’ai eu l’occasion de réfléchir à la question de la proximité avec son objet d’étude. À chaque instant, il faut interroger le rapport qu’on a avec les enquêtés et le terrain. L’enregistrement et la prise de notes permettent de créer une distance salutaire. Ensuite, pour mes enquêtés, je n’ai pas choisi mes amis. Les garçons dont je parle appartiennent à une génération plus jeune que la mienne. Quant au groupe de filles que j’ai étudié, je ne le connaissais même pas du tout ! Et puis il ne faut pas oublier qu’il existe un contrôle exercé par les pairs, que ce soit le directeur de thèse ou les membres de votre jury. En tout cas, à mes yeux, cette proximité « contrôlée » apportait quelque chose en plus à mon travail.

Dans ce travail sur la jeunesse de la cité des Marnaudes, qu’est-ce qui vous a le plus surpris ?

La personnalisation des relations entre petits et grands est plus répandue que ce que je pensais. Je n’imaginais pas que les grands avaient une aussi grande influence sur les plus jeunes, négative parfois, mais essentiellement positive en général. Les plus âgés sont vraiment tournés vers les plus jeunes, ils regardent leurs bulletins scolaires par exemple. C’est un rôle de grand frère symbolique car les liens de sang n’existent pas. Il s’agit de relations intergénérationnelles très fortes. Cela s’explique, je pense, par un rapport au temps long. Dans la cité, on voit grandir les enfants depuis leur âge le plus tendre et cela crée une proximité. Il existe d’ailleurs des similitudes entre les relations familiales et celles créées dans la rue, au parc ou au bas des bâtiments. La cité devient un espace de socialisation car, étant aussi un espace de relégation, on y passe énormément de temps. Mon autre surprise a été le fait que les filles étaient extrêmement conscientes de ces rapports intergénérationnels.

Justement, quid des filles qui grandissent en cité ?

J’ai clairement noté un manque de mobilité durant l’enfance. Pour elles, la surveillance est plus cadrée et la socialisation se déroule dans le parc ou le square. À l’adolescence, elles deviennent plus mobiles. C’est le moment où se pose la question de la « réputation ». Les jeunes hommes sont plus installés dans les espaces publics et ont un pouvoir sur la réputation que les filles subissent. Il est impensable qu’elles occupent un hall d’immeuble ou une cave, le choix des espaces disponibles pour se retrouver est moindre pour elles. Elles vont donc avoir tendance à investir les espaces privés ou à se déplacer. Les études montrent d’ailleurs qu’en termes de trajectoire sociale, les filles issues de milieux populaires réussissent mieux que les garçons. Cette stratégie d’éloignement n’y est pas étrangère. Par exemple, elles vont opter pour un lycée à l’extérieur du quartier.

Le quartier des Marnaudes est situé à proximité d’un centre commercial Westfield. Quel rôle joue-t-il pour les jeunes de la cité ?

C’est vraiment un prolongement du quartier, particulièrement pour la jeunesse. C’est le premier lieu où on se rend en dehors de la cité. Et qui a justement tendance à retarder la mobilité parce qu’on y trouve tout : magasins, fast-foods, cinéma… En hiver, c’est le bon endroit pour aller faire un tour en restant au chaud. C’est aussi le lieu du premier job, que ce soit comme équipier chez Burger King ou comme vendeur chez JD Sports. Et puis c’est également un espace de drague. Westfield a cette réputation, bien au-delà de la ville, d’accueillir de très jolies filles car le centre commercial est très fréquenté par des jeunes des milieux populaires de tout le département. On y fait donc dans l’homogamie sociale. Peut s’y déployer aussi une forme d’intimité, loin des regards de la cité car le deuxième étage par exemple est moins fréquenté par les gens du quartier. C’est donc à la fois un espace d’anonymat et d’interconnexion. La meilleure preuve, c’est le nombre de caddies Carrefour qu’on retrouve au bas des immeubles aux Marnaudes. Le problème revient d’ailleurs souvent dans les conseils de quartier.

On pose souvent un regard négatif sur la jeunesse des quartiers. Mais c’est aussi un espace où on développe des « soft skills » dont on parle finalement assez peu. Lesquels selon vous ?

En premier lieu, je pense à l’humour. Cela peut sembler un peu bateau mais c’est vrai. Et cet art de la punchline est quelque chose de très commun à tous les quartiers populaires. Il ne faut pas non plus oublier que la cité est un important espace de dialogue, avec beaucoup de débats. On y développe son esprit critique. Au bas des immeubles, on parle de choses sérieuses comme insignifiantes. Au cours de mon enquête, j’ai entendu les jeunes discuter aussi bien du 49.3, des Gilets jaunes que de la sélection de Didier Deschamps pour l’équipe de France de foot. Ce sont des sociologues en puissance, capables d’observation mais aussi de créer des liens entre les sujets qui les intéressent et leur position sociale. Ils possèdent une vraie capacité d’analyse et de comparaison. Et ont une vraie compréhension des enjeux de société.

Infos pratiques : Grandir en cité, la socialisation résidentielle de « jeunes de cité », de Mickaël Chelal. Et. Le Bord de l’Eau. 216 p. 20 €. Actuellement disponible en librairie. Plus d’infos sur editionsbdl.com