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Pour un urbanisme de ressources : l’exemple de la coopération entre Paris et l’Yonne

@ Daniel Jolivet (Creative commons - Flickr)
Druyes-les-Belles-Fontaines dans l’Yonne /@ Daniel Jolivet (Creative commons – Flickr)

Face aux enjeux écologiques, les métropoles ne doivent pas tourner le dos au monde rural. C'est ce que plaide la philosophe de l'environnement Marion Waller, également conseillère en urbanisme à la Ville de Paris, alors que le 3 février a été voté un partenariat entre Paris et l’Yonne pour faire naître des coopérations autour de l’alimentation, du tourisme et de l’achat de bois.

Marion Waller, philosophe de l’environnement et conseillère en urbanisme à la Ville de Paris

« Chacun d’entre nous commence à sentir le sol se dérober sous ses pieds (…). Nous sommes tous en migration vers des territoires à redécouvrir et à réoccuper. » Dans Où atterrir, Bruno Latour nous invite à redéfinir nos territoires en établissant des cahiers de doléances de ce dont on dépend. En nous reliant ainsi aux autres et à ce à quoi nous tenons, nous posons les bases d’une nouvelle organisation politique et d’une nouvelle géographie.

Ce redécoupage territorial et philosophique influence nécessairement la pratique de l’urbanisme. Souvent cantonné aux questions de bâtiments, de construction, de densité ou de fonctions, l’urbanisme est tout autant une science des ressources et doit répondre aux questions suivantes : quelle est l’influence de telle ressource consommée dans un territoire sur le paysage ou l’économie d’un autre territoire ? Quelles dépendances faut-il renforcer ou éviter ?

Le 3 février, le Conseil de Paris a voté à l’unanimité un partenariat entre Paris et l’Yonne pour faire naître ou renaître des coopérations autour de l’alimentation, du tourisme, de l’achat de bois. Surtout évoqué dans la presse de l’Yonne, ce partenariat ouvre des perspectives importantes de redéfinition des liens entre urbain et rural, de « territoires de ressources. »

Revenir aux circuits courts

L’Yonne était l’un des territoires historiques d’approvisionnement de Paris : en matière de bois, de viande, de céréales, de pierre de taille, de nombreuses ressources icaunaises arrivaient à la capitale, l’acheminement étant facilité par la continuité du fleuve (l’Yonne et la Seine sont un seul et même cours d’eau). Comme partout, ces échanges ont peu à peu été remplacés par des circuits mondialisés et standardisés, rendant chaque citadin incapable de dire la provenance de ses produits du quotidien et de connaître ainsi ses dépendances.

L’urbanisme peut se saisir d’une manière renouvelée de la question des flux et s’assurer que différents territoires tirent un avantage à leurs échanges. Pour un même bâtiment, on peut abîmer un écosystème à l’autre bout de la planète en extrayant des ressources non renouvelables (telles que le sable), ou bien on peut tenter de bâtir des filières vertueuses de matériaux locaux à base de bois, pierre de taille ou terre. La même question se pose pour l’alimentation dont il est inutile de rappeler les ravages de l’agriculture intensive et de la monoculture. Chaque ressource consommée en métropole relève d’un choix politique qu’on ne peut plus ignorer. Cantonner l’urbanisme aux zones urbaines est une aporie : la métropole doit fonctionner à l’échelle d’un écosystème, d’un bassin de ressources permettant des allers-retours vertueux.

Cette nouvelle vision territoriale est le prolongement logique des réflexions proposées par Bruno Latour dans Où atterrir ?. Le philosophe y décrit un « Nouveau régime climatique » défini par la dérégulation, l’explosion des inégalités et la négation par certains de l’existence de la mutation climatique. La conséquence de ces facteurs est le rapport instable au sol qui devient, selon l’auteur, la nouvelle universalité : nous sommes tous forcés de redéfinir notre territoire et les communs qui nous unissent aux autres. Le territoire, plutôt que défini par des frontières institutionnelles ou politiques, devient centré autour de la question de la subsistance : A quoi tenez-vous le plus ? Avec qui pouvez-vous vivre ? Qui dépend de vous pour sa subsistance ?. C’est seulement en se posant la question de ces liens que nous pourrons « découvrir en commun quel territoire est habitable et avec qui le partager. »

Sortir de la vision d’une métropole « hors sol »

Penser le territoire de ressources permet de sortir de la vision d’une métropole « hors sol » qui a longtemps prévalu. En effet, les études urbaines se sont trop souvent cantonnées aux phénomènes se déroulant à l’intérieur des frontières de la ville, sans se préoccuper de l’origine de ce qui fait vivre cette grande machine. Penser une métropole sans réfléchir à la source de l’eau, des aliments, de l’énergie, des matériaux de construction n’a aucun sens. De la même manière qu’il est absurde de penser la métropole comme un univers minéral, où rien ne doit pousser ou fleurir en dehors des parcs : chaque métropole s’inscrit dans un écosystème plus large dont elle ne peut s’extraire.

Le partenariat entre Paris et l’Yonne ouvre des perspectives intéressantes en ce qu’il esquisse ce que pourrait être une coopération vertueuse entre une métropole et un territoire rural de proximité. Le bassin parisien en a bien besoin quand on sait son autosuffisance alimentaire qui est réduite à quelques jours et les menaces qui pèsent sur nombre de terres agricoles à cause de l’étalement urbain et du refus de densité dans certains territoires centraux.

La renaissance de circuits permettant de connaître la provenance des produits et les territoires dont ils sont issus est également importante pour avoir un rapport à un environnement de référence : connaître et pouvoir aller souvent dans un territoire rural permet de comprendre les changements climatiques et paysagers qui s’opèrent. Une nécessité alors que nous souffrons tous du « shifting baseline syndrom » : notre environnement de référence (celui de notre enfance par exemple) est déjà un environnement dégradé. Pour se projeter dans des environnements futurs et esquisser des récits écologiques positifs, il est nécessaire de multiplier les interactions entre territoires.

Aujourd’hui, les objectifs de transition écologique (tels que la neutralité carbone fixée pour Paris à horizon 2050) imposent aux territoires urbains comme ruraux d’investir massivement dans les circuits courts. Prendre conscience de ses dépendances est un passage obligé tant à l’échelle individuelle que territoriale et doit redevenir l’un des travaux de base de l’urbanisme. Face à ce défi, les métropoles ne peuvent pas être simples spectatrices et consommatrices : elles doivent investir directement dans des filières de ressources et nouer des partenariats avec d’autres territoires. C’est pourquoi ce pas engagé par Paris et l’Yonne est important, comme le sont d’autres projets tels que la coopérative AgriParis proposée par la plateforme Paris en Commun pour structurer des filières d’alimentation biologique aux côtés des agriculteurs et leur assurer une commande jusqu’aux assiettes parisiennes ; ou encore les coopératives énergétiques.

Le retour des biorégions

Ces projets rejoignent l’idée de « biorégion », un concept qui revient aujourd’hui au cœur du débat en philosophie environnementale et qui a connu une actualité importante aux Etats-Unis dans les années 1970, incarné dans de nombreuses communautés. Le mouvement biorégionaliste s’appuie sur l’idée qu’il faut organiser le monde autour de territoires de vivants (correspondant souvent aux bassins-versant) plutôt qu’autour de paramètres économiques universels. Les biorégions permettent de se reconnecter à un territoire de ressources pertinent et ainsi de repenser les interactions nature/culture et urbain/rural. Ce mouvement se fonde également sur le principe qu’il ne saurait y avoir de comportement écologique universel unique mais seulement des écologies fondées sur des territoires particuliers et leurs synergies. C’est de cette manière que pourront s’installer des comportements écologiques durables. C’est aussi pour cela qu’il ne peut y avoir un seul type d’architecture écologique, comme le laissent parfois croire des labels ou des calculs savants. L’architecture écologique s’appuie sur les matériaux disponibles à proximité, comme l’alimentation écologique se fonde d’abord sur les aliments disponibles dans le bassin-versant. Cette nouvelle écologie définit également une esthétique particulière, qui empêche la standardisation.

Le philosophe et architecte Mathias Rollot résume ainsi cette pensée : « l’hypothèse biorégionale est donc l’affirmation qu’en un endroit particulier de la biosphère se tiennent, tendanciellement parlant, des synergies écosystémiques particulières, et que c’est par rapport à elles qu’il faut penser les stratégies d’habitation et d’installations humaines : ainsi, elles s’implanteront et s’achèveront de manière durable, puisqu’étant adaptées à leur contexte d’accueil.« 

Des partenariats comme celui entre Paris et l’Yonne offrent également une approche concrète qui nous permet d’intérioriser l’écologie. En effet, malgré les prises de conscience théoriques de l’urgence écologique, nous sommes toujours confrontés aux difficultés d’en faire une priorité pour chacun et de la placer au même rang éthique que d’autres notions. Se recentrer sur la notion de « nourritures » telle qu’elle est définie par la philosophie Corinne Pelluchon ouvre une voie intéressante. Pour elle, le fait de partir de ce que nous ingérons, respirons, buvons, permet de faire passer l’écologie de préoccupation périphérique à une vraie philosophie de l’existence. En s’appuyant sur le « vivre de », nous comprenons pourquoi l’écologie est centrale et nous conditionne. Or, pour nous rapprocher de ces « nourritures », nous devons savoir d’où elles viennent et comment elles sont produites. C’est pourquoi les circuits de proximité sont nécessaires. En intériorisant le territoire de subsistance, chacun peut comprendre de quoi il/elle dépend et ainsi le chérir. Les « nourritures » peuvent ainsi devenir le fondement d’une vraie éthique écologique du quotidien.

Organiser autrement la vie collective

Le développement des biorégions peut s’accompagner de différentes stratégies politiques bien décrites par Bruno Latour, et d’une tentation conservatrice. Si nous sentons tous le sol se dérober sous nos pieds, il en est pour qui cela relève de la réalité et non seulement de la menace. La redéfinition du territoire peut être interprétée par certains comme opportunité de repli, de recroquevillement autour de racines fantasmées. c’est ce que Bruno Latour appelle le « local-moins ». Les partisans de ce local-moins considèrent ainsi que la biorégion est la voie de l’autosuffisance et de la fermeture du territoire, ne pouvant accueillir de nouvelles personnes.

Latour estime, lui, au contraire, que l’un des principaux buts de la redéfinition des territoires est de répondre à l’enjeu suivant : comment organiser une vie collective autour de ce formidable défi d’accompagner dans la recherche d’un sol durable des millions d’étrangers ?. C’est là l’une des batailles déjà en cours dans l’écologie : se ré-attacher à un sol tout en ouvrant notre territoire. C’est ce qui distinguera l’écologie conservatrice de l’écologie sociale. Le « local-plus » consistera à redéfinir nos territoires de ressources tout autant qu’à rendre ce sol habitable pour d’autres. C’est seulement de cette manière que de vrais communs s’établiront.

En ce qui concerne Paris, la liste des partenariats de communs à faire naître est longue. Ils concerneront l’eau, l’air, la nourriture, l’énergie, les matériaux de construction, mais aussi la restauration écologique. La métropole a une responsabilité non seulement dans l’achat de ressources, mais également dans la réparation de territoires abîmés dans le passé par l’extraction de ressources. On verra alors se multiplier des projets financés par les métropoles visant à rétablir des écosystèmes ruraux, faisant ainsi renaître des possibilités aussi bien pour les populations locales que pour les citadins. Dans ces nouveaux territoires de ressources, l’urbanisme devient une pratique de ré-habitation et de reconstruction écologique : rendre à nouveaux habitables des écosystèmes endommagés, protéger la biodiversité et permettre à chacun de s’y enraciner.

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