Société
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Les voisins, silhouettes autrefois secondaires devenues personnages principaux

La vue sur les voisins d'en face / © Olivier Razemon
La vue sur les voisins d’en face / © Olivier Razemon

Dans une première chronique parue le 18 mars, l'écrivain et journaliste Olivier Razemon décrivait son expérience de la démobilité à Paris en cette période de confinement. Cette nouvelle chronique est consacrée aux voisins, ces silhouettes autrefois secondaires devenues en quelques jours les personnages principaux de son quotidien.

Olivier Razemon est journaliste et écrivain. Cette chronique, qui fait suite à « Paris, à deux dans 40 m2, l’apprentissage de la démobilité », est tirée de son blog « L’interconnexion n’est plus assurée » sur lemonde.fr 

Jusqu’à la semaine dernière, on ne prêtait pas vraiment attention à eux, ou alors distraitement, de manière anecdotique, voire le moins possible. Une phrase suffisait à les mentionner, « ceux-là, dis-donc, ils passent leur temps devant BFMTV », et puis on parlait d’autre chose. Mais aujourd’hui, on les remarque, on les observe, comme ils nous observent sans doute. On commence à connaître leurs habitudes et leurs horaires.

En quelques jours à peine, avec ce choc sociétal massif qu’a été le confinement, les voisins ont acquis une importance considérable dans nos vies. Ces silhouettes, autrefois secondaires, en sont devenues les personnages principaux. Ils remplacent les collègues, les relations, les amis, la famille, que nous ne voyons plus, même si nous continuons bien sûr à leur parler par téléphone et par écran. Pour les personnes confinées seules, les voisins sont pratiquement les seuls liens réels avec le reste de l’humanité, les seuls en tous que l’on peut voir, et avec qui on peut parler.

120 fenêtres en hiver, 80 en été

Nos trois fenêtres donnent sur trois bâtiments de six étages, un devant, un à droite et un à gauche, et deux cours, celle de notre immeuble, et celle de l’immeuble voisin, à gauche. Du quatrième étage, nous comptons exactement 120 fenêtres en cette période de l’année, mais pas plus de 80 au cœur de l’été, lorsque l’arbre planté au milieu de la cour voisine est recouvert de feuilles. Je vous le disais : c’est la ville dense.

Chaque fenêtre est identique, ou presque, découpée en six carreaux et présentant chacune un garde-corps métallique ouvragé. Celles du sixième étage sont mansardées, s’avançant dans le zinc des toits de Paris. De l’extérieur, en cette belle journée de printemps, me parvient un joyeux babillage. Des discussions, des interpellations, un air d’opéra au loin, des rires parfois.

L'immeuble d'à côté / © Olivier Razemon
L’immeuble d’à côté / © Olivier Razemon

A chacun son surnom

Tout en haut, à droite, juste sous les cheminées et l’antenne télé, tout près du ciel, il y a cette jeune fille au rire clair. Le deuxième ou le troisième jour, une tasse de café à la main, elle discutait avec un type dans la cour, casque de scooter en bandoulière, qui voulait se balader avec elle. « Ah non, je suis confinée de chez confinée ». Puis elle lui a lancé, de tout en haut, un paquet argenté, un cadeau prévu de longue date. Au 5e, l’occupant, jeune et barbu, s’en est mêlé : « j’espère que ce n’est pas de la porcelaine ». Depuis, on les voit souvent discuter, « la fille du 6e » et « le gars du 5e ». A leurs conversations se mêlent parfois un couple, voisin du jeune homme.

Au fond à gauche, il y a « le fêtard », souvent assis sur le garde-corps de la fenêtre, qui fait profiter tout le monde des airs latino ou jazzy bien choisis, mais seulement en fin de journée, après avoir crié à la cantonade, « c’est l’heure de l’apéro ». Juste à côté de lui, ou un peu plus bas, « le culturiste » soulève des haltères, torse-nu.

Dans la cour, juste sous ma fenêtre, la concierge de l’immeuble voisin remue la terre d’un minuscule terre-plein, puis nettoie les pavés avec un tuyau d’arrosage. En face, il y a « le bronzeur », qui ne se montre qu’avec le soleil. En cette mi-mars, son ensoleillement dure une heure environ, en milieu de journée. Alors il s’appuie à la balustrade, en short et débardeur, Ray-Ban sur le nez, et il bronze. On dirait Sarkozy jeune.

Chaise pliante dans la cour / © Olivier Razemon
Chaise pliante dans la cour / © Olivier Razemon

« Le gars du Véligo »

A 16 heures pile, tous les jours, une mère et son fils viennent jouer au badminton dans la cour. Le gardien, toujours souriant, attentif à tout et à chacun, sort et rentre les poubelles, distribue le courrier, prend quelques photos. Que ferait-on sans lui ? Son amie, discrète et souriante, l’accompagne parfois. Le gars qu’on voyait souvent avec son Véligo, le vélo loué par la région Île-de-France, arpente le bitume avec son fils de deux ans. Sa femme a installé un transat dans la cour d’après. C’est le seul endroit de la copropriété qui bénéficie d’un large ensoleillement, mais seulement quelques heures en fin de matinée. Il faut en profiter pour faire le plein de vitamine D, parce qu’après, les hauts bâtiments cachent le soleil.

Seulement 8 enfants

Dans l’immeuble, beaucoup sont partis. Sur les 300 personnes vivant à notre adresse, entre un tiers et la moitié ont pris leurs valises, estime A., une habitante qui connaît bien son petit monde. Les étudiants sont rentrés chez leurs parents, quelques familles ont rejoint une résidence secondaire, la leur ou celle de leurs parents. Les enfants sont beaucoup moins nombreux qu’en temps normal. Hier, avec A., on en a compté seulement 8. L’immeuble voisin, en revanche, est beaucoup plus peuplé. Cela s’explique : la propriété appartient à un unique propriétaire, et tous les résidents sont donc locataires, plus jeunes, moins riches.

« S’en sortir sans sortir », « Nos vies valent plus que leurs profits », ont écrit ces habitants sur des affichettes colorées / © Olivier Razemon
« S’en sortir sans sortir », « Nos vies valent plus que leurs profits », ont écrit ces habitants sur des affichettes colorées / © Olivier Razemon

Le rendez-vous de 20 heures

Le commérage a du bon. Les bavardages aussi. Bien sûr, nous pratiquons ici aussi le rituel des applaudissements à 20 heures. Les premiers jours, cela me gênait. Cette propension à accepter sans broncher l’ordre nouveau, à se montrer « confiné exemplaire », forcément dans le camp du bien, me glaçait. Puis, hier, j’ai aussi participé à ce défoulement. Oui, bien sûr, nous remercions les soignants, mais aussi les marchands, les caissiers, les éboueurs, les employés du numérique, les producteurs de légumes de saison, etc. Et nous nous congratulons ensemble. Ces rendez-vous quotidien sont aussi l’occasion de passer quelques messages, « restez bien chez vous », « demain soir une chanson », « le facteur ne passera plus tous les jours ». C’est un peu notre conseil municipal.

Au fond, nos voisins nous fournissent, par leur seule présence, ce qui manque beaucoup pendant cette période de confinement, en France, mais aussi dans toute l’Europe: une société.

Les chroniques d’Olivier Razemon sont à retrouver sur son blog « L’interconnexion n’est plus assurée » sur lemonde.fr

A lire : Paris, à deux dans 40 m2, l’apprentissage de la démobilité