Société
|

Paris, à deux dans 40 m², l’apprentissage de la démobilité

Jean-Marc Bilquez (Creative commons / Flickr)
Les toits de Paris vus du centre Pompidou / © Jean-Marc Bilquez (Creative commons / Flickr)

Journaliste au Monde, Olivier Razemon écrit habituellement sur les transports et les questions de mobilité. Confinement oblige, il partage ici son expérience de la démobilité à Paris.

Olivier Razemon est journaliste et écrivain. Cette chronique est tirée de son blog « L’interconnexion n’est plus assurée » sur lemonde.fr

Nous sommes allés faire des courses. Cette phrase est banale, l’expérience un peu moins. Hier, lundi 16 mars, nous avons mis nos masques blancs, achetés préventivement il y a trois semaines, puis cheminé, à pied, jusqu’au Monoprix. Nous n’espérions pas nous approvisionner pour un mois et demi, mais pour les quelques jours à venir. Pour la suite, ce quartier très dense de l’est parisien ne manque pas de commerces de bouche.

Dans le magasin, nulle cohue, ni affolement, ni bousculade, et encore moins de bagarre, mais il y a foule. Au fond, l’ambiance rappelle vaguement les jours qui précèdent les fêtes de fin d’année, les guirlandes en moins. Et personne ne semble jeter même un regard aux bouteilles de champagne qui trônent en haut du rayon alcools. Beaucoup d’étagères sont vides, celles où se trouvaient les pâtes, le riz, mais aussi les lingettes ou la lessive. Les chariots, en revanche sont pleins. La foule semble se demander ce qu’elle fait là.

Le plaisir de cuisiner

Ce mardi matin, le ravitaillement s’est poursuivi. Nous sommes montés sur nos vélos pour aller faire le plein de fromages, fruits et légumes, dans un magasin du quartier qui les vend en vrac. Ce n’est pas le moment de se priver du plaisir de cuisiner et de bien manger. A l’heure de l’ouverture, une file s’allonge déjà sur le trottoir. Dans ce local exigu donnant sur la rue, les vendeurs ont rationné l’espace, demandant aux clients de respecter une distance d’un mètre. Tout se passe bien, mais j’ai soudain la sensation d’être devenu fou, à faire mes courses affublé d’un masque et de gants de vaisselle.

« On nous dit de ne pas s’inquiéter, mais il n’y a quand même plus rien », dit cette dame / © Olivier Razemon
« On nous dit de ne pas s’inquiéter, mais il n’y a quand même plus rien », dit cette dame / © Olivier Razemon

300 personnes à la même adresse

Après cela, nous sommes retournés dans notre 40 m², deux pièces et trois fenêtres, au quatrième étage, avec vue sur un bâtiment identique au nôtre, orientation est-nord-est. Nous aurons un peu de soleil le matin, un peu plus chaque jour car nous sommes bientôt au printemps. Environ 300 personnes sont domiciliées à notre adresse, qui comporte six bâtiments et autant de cours. Voici le décor pour les prochaines semaines. C’est l’apprentissage de la « démobilité », cette attitude, prônée par certains spécialistes de… la mobilité, qui consiste à se déplacer le moins possible. Limiter ses déplacements, en temps normal, c’est aussi épargner des ressources, gagner du temps, limiter le stress et réduire les émissions de gaz à effet de serre. Le contraire de l’« hypermobilité ».

Nous avions décidé, avec J., il y a déjà plusieurs semaines, qu’il serait préférable de rester à Paris, ville que nous connaissons et dont nous savons les ressources mais aussi les pièges. Le commerce dans lequel travaille J. a fermé le 16 mars et il reste « à la maison » (comme disent les Parisiens pour désigner leur appartement) toute la journée. Nous pouvons nous parler, organiser nos vies, commenter chacun de nos gestes quotidiens, rire.

Citadins vivant seuls… ou mal accompagnés

Tout le monde n’a pas cette chance. 51% des Parisiens, tout comme 49% des Lyonnais ou 45% des Niçois, vivent seuls. En proche banlieue parisienne, la proportion est à peine moins élevée. Dans un logement étriqué, l’isolement total, salutaire pour combattre l’épidémie, pourra être difficile à vivre. Sans oublier ceux qui ne vivent pas seuls, mais mal accompagnés. Notre immeuble compte beaucoup de tout petits appartements, loués à des étudiants ou acquis par de jeunes propriétaires. Quelques heures avant l’allocution présidentielle de lundi, alors que couraient de folles rumeurs, j’ai vu beaucoup de résidents, souvent jeunes, traverser la cour et quitter l’immeuble avec leurs bagages. Beaucoup de citadins ont dû se poser cette question, et y répondre : « avec qui puis-je passer plusieurs semaines ? »

Station  de métro à Paris mardi 17 mars / © Olivier Razemon
Station de métro à Paris mardi 17 mars / © Olivier Razemon

Exode urbain

Lundi 16 après-midi et mardi 17 matin, les trains pris d’assaut, les bouchons sur les autoroutes témoignent de ce petit exode urbain. Cette fuite est compréhensible si l’on se place du point de vue de l’habitant confiné dans 30m², beaucoup moins si l’on adopte le regard du villageois qui, dès aujourd’hui, sera amené à croiser, au magasin, un « réfugié de la ville ». Sur les réseaux sociaux, les esprits se déchaînent contre les « Parisiens », ou supposés tels, qui passaient leur temps à dénigrer « la province » avant de désormais s’y réfugier, soupçonnés d’emporter dans leur fuite le virus contagieux. Voilà un épisode qui ne va pas contribuer à calmer les relations entre Paris, au sens large, et le reste du pays. Ainsi, le confinement sera vécu différemment selon qu’on vit dans une ville très dense ou dans un espace plus lâche, selon qu’on possède un jardin, une terrasse, un balcon ou rien de tout cela, juste une vue sur un autre immeuble.

« Faire de l’exercice », mais où ?

Lundi soir, au cours de son allocution, Emmanuel Macron a suggéré que l’on pouvait quitter son domicile de temps à autre pour « faire un peu d’exercice ». Mais comment interpréter cette autorisation? Un habitant de Bacilly (Manche) ou de Luc-en-Diois (Drôme) peut sortir de chez lui sans rencontrer pratiquement personne. A l’inverse, si tous les habitants de notre quartier parisien faisaient un tour à vélo d’une heure tous les après-midi, cela se traduirait par des embouteillages sur les pistes cyclables, comme pendant la grève des transports, souvenez-vous, c’était il y a à peine trois mois.

Cet épisode confirme, une fois de plus, que la forme du territoire a une incidence sur le mode de vie. On a beaucoup entendu dire, pendant la crise des « gilets jaunes », que les habitants des grandes villes étaient des privilégiés, qu’ils disposaient de tous les services à côté de chez eux, qu’ils « pouvaient se permettre » de ne pas se déplacer en voiture. La roue tourne. Désormais, ce sont les citadins qui envient ceux qui « peuvent se permettre » de sortir le chien sans croiser un policier.

Les territoires ne sont pas « à égalité » et ne le seront jamais, même s’il y eut, entre 2012 et 2014, un ministère de l’égalité des territoires. La densité a aussi ses atouts, même par temps de coronavirus. Ainsi, à Paris, nous faisons nos courses en une demi-heure, puisque les magasins sont juste en-bas de chez nous.

Les chroniques d’Olivier Razemon sont à retrouver sur son blog « L’interconnexion n’est plus assurée » sur lemonde.fr

A lire : Les crises, nouvel étalon des fabriques urbaines