Société
|

L’ABCDE des passagers du RER, un carnet de voyage sociologique du géographe Laurent Chalard

Le viaduc ferroviaire de Nogent-sur-Marne où circule le RER A / © Geraflix
Le viaduc ferroviaire de Nogent-sur-Marne où circule le RER A / © Geraflix

En 1990, l'écrivain François Maspero publiait un journal de bord écrit le long du RER B, "Les Passagers du Roissy-Express". Trente ans plus tard, le géographe Laurent Chalard a lui voyagé sur l'ensemble des lignes du RER, A, B, C, D et E, pour tirer une étude sociologique de ce réseau mis en service en 1977 et emprunté par près de 3 millions de passagers par jour. Il en livre l'exclusivité à Enlarge your Paris

Laurent Chalard, géographe

« Nation », pour tout un chacun, ce terme évoque l’appartenance à une communauté partageant des valeurs et une culture communes, mais, pour une bonne part des Franciliens, c’est la grande station d’interconnexion de l’est parisien. Avec quatre lignes de métro et le RER A, cette gare constitue une des principales portes d’entrée quotidienne de la capitale pour des milliers de banlieusards et illustre parfaitement la frontière dans l’imaginaire collectif entre Paris intra-muros, quadrillée par le métro, et la périphérie, desservie de manière très lâche par le RER. Le passager sortant du métro pour se rendre dans le RER peut avoir l’impression de changer de monde car beaucoup de choses sont différentes. Il se doit de plonger dans les entrailles de la terre, ce qui peut s’avérer une véritable aventure pour le profane, voire générer un stress psychologique, la profondeur étant une caractéristique du RER dans sa traversée de la Ville Lumière.

Ici, tout est plus grand : les escalators qui n’en finissent pas, la voûte formant une « cathédrale souterraine », les sièges d’une rougeur un peu déconcertante encastrés dans le mur, les quais bien plus longs dont il est difficile de percevoir précisément l’extrémité, les trains à deux étages dont on se demande comment ils font pour ne pas se briser contre le sommet de l’entrée du tunnel. Ici, tout va plus vite, notamment les usagers, qu’il est courant de voir se précipiter pour attraper leur RER, les trains, qui s’engouffrent à une allure vive dans la gare, demandant une puissance de freinage importante. Ici, tout paraît plus sale, les couloirs, les sièges rouges plébiscités par les clochards, les publicités souvent taguées, la rame de RER, où il est possible de voir des usagers « vomir » en soirée.

« En quelques kilomètres, parfois même seulement entre deux stations, des mondes que tout oppose se côtoient à défaut de se mélanger »

Le RER n’est pourtant pas une zone de non-droit, le transport des « pauvres » et des immigrés non européens comme le fantasme une élite bourgeoise vivant dans une République parisienne hermétique à la banlieue. Ceux qui résument le RER à ces clichés n’y ont probablement jamais mis les pieds. En fait, comme la métropole parisienne qu’il irrigue – à l’exception notable de Neuilly-sur-Seine où il évite soigneusement de s’arrêter – le RER se caractérise par la diversité de ses usagers et des territoires traversés. Voyager le long des différentes lignes de RER, qui desservent l’ensemble du territoire francilien, de la ville-centre aux espaces périurbains, constitue le meilleur moyen pour s’immerger dans la considérable diversité socio-spatiale d’une des principales villes globales de la planète, comptant 12 millions d’habitants, dont 10 millions résident en banlieue. En quelques kilomètres, parfois même seulement entre deux stations, des mondes que tout oppose se côtoient à défaut de se mélanger.

Dès lors, choisir par où commencer un voyage dans l’immensité du réseau express régional francilien relève de la gageure. Nous disposons de l’embarras du choix et le lecteur pardonnera l’auteur de ces lignes de lui en imposer un. Commençons donc nos pérégrinations souterraines et aériennes par un « Voyage en bourgeoisie » à travers une anecdote. Quelque part dans un RER A reliant Paris à Boissy-Saint-Léger dans le Val-de-Marne, la météo est au beau fixe. Sommes-nous au printemps, en été ou à une autre saison, en 2006, en 2010 ou en 2015, dans le sens Paris-banlieue ou l’inverse ? La mémoire du temps a complètement effacé ces détails, mais a conservé la discussion de ces deux jeunes hommes, que l’on qualifiera de « banlieue », même si cette dénomination ne répond à aucune définition scientifique. Se sentant très mal à l’aise, manifestement pas dans leur élément, ils s’exclament machinalement « il n’y a que des « bourges » (c’est-à-dire des « bourgeois ») ici ! ». Leur comportement laisse alors apparaître leur ressenti d’être différent des autres voyageurs et, d’une certaine manière, de l’anomalie de leur présence à cette heure-là, dans ce wagon-là, sur cette ligne-là.

En effet, Paris, une des quatre principales villes globales planétaires, abrite des populations parmi les plus aisées de la Terre, dont certaines résident dans des communes desservies par le RER, qu’elles sont de fait amenées à fréquenter. L’analyse des lignes, qui traversent les territoires de richesses de la métropole francilienne permet de se faire une bonne idée de cette population. Les portions de lignes « bourgeoises », entendues comme traversant des communes où dominent les classes moyennes supérieures, étant, contrairement à une idée reçue, relativement nombreuses. Une analyse fine d’une carte du réseau permet d’en dénombrer pas moins de six : le RER A entre Saint-Germain-en-Laye et La Défense, le RER A entre Vincennes et Boissy-Saint-Léger, le RER B entre Bourg-la-Reine et Robinson, le RER B entre Bourg-la-Reine et Saint-Rémy-lès-Chevreuse, le RER C entre Versailles-Rive Gauche et Issy et le RER C entre Versailles Chantiers et Massy-Palaiseau.

Paysage le long du RER / © Beyond DC (Creative commons - Flickr)
Paysage le long du RER / © Beyond DC (Creative commons – Flickr)

« Passée la très parisienne Vincennes, le train serpente tranquillement dans des quartiers pavillonnaires, d’où émergent de très belles villas, en particulier sur les bords de Marne à Saint-Maur-des-Fossés »

Si leur localisation suit la dichotomie sociologique historique, opposant un Ouest bourgeois à un Est populaire, il convient de noter que la situation est un peu plus complexe puisqu’il existe aussi un Est bourgeois, dont la colonne vertébrale est justement constituée par une ligne de RER, l’ancienne ligne de la Bastille, qui contourne le bois de Vincennes puis suit une boucle de la Marne, dans la commune de Saint-Maur-des-Fossés, avant de terminer sa course au pied du Plateau Briard (Sucy-en-Brie et Boissy-Saint-Léger). A l’exception de la commune-terminus, Boissy-Saint-Léger, très populaire, toutes les autres communes ont un pourcentage de cadres en 2014 supérieur à la moyenne de la petite couronne, avec une pointe à 50,3 % à Vincennes, soit presque autant qu’à Neuilly-sur-Seine (53,6 % à la même date). Circuler sur cette portion de ligne vient tordre le coup à la légende noire du RER.

Passée la très parisienne Vincennes, le train serpente tranquillement dans des quartiers pavillonnaires, d’où émergent de très belles villas, en particulier sur les bords de Marne à Saint-Maur-des-Fossés. A bord, on peut y croiser un directeur d’un centre des impôts à Nanterre, un universitaire réputé en chemin vers la Sorbonne ou un plateau de télévision, un cadre financier travaillant dans une tour à La Défense, la DRH d’une grande entreprise ou encore une brillante étudiante en école de commerce. La richesse étant fortement corrélée à l’âge dans notre société, la présence des personnes âgées, plutôt bien habillées et aux conversations tournant autour de l’argent, n’est pas négligeable. Saint-Maur-des-Fossés compte, par exemple, 23,9 % de 60 ans et plus en 2014, contre 17,6 % en moyenne en Île-de-France. A contrario, les minorités visibles sont moins présentes qu’ailleurs et relativement discrètes, avec seulement 12,7 % d’immigrés à Vincennes et 13,6 % à Sucy-en-Brie, contre 18,7 % en moyenne à l’échelle régionale. Globalement, une atmosphère de sérénité se dégage par rapport aux autres lignes. Les voyageurs apparaissant studieux, plongés dans leur travail, dans leurs études ou lisant un livre.

« Comme toute ville globale qui se respecte, Paris se caractérise par un processus de dualisation sociale »

Poursuivons nos aventures à l’autre extrémité du spectre sociologique francilien, sur des lignes que l’on qualifiera de « populaires », c’est-à-dire l’exact opposé des lignes précédentes. Comme en témoignent les travaux de la sociologue américaine Saskia Sassen, comme toute ville globale qui se respecte, Paris se caractérise par un processus de dualisation sociale, entre d’un côté des élites mondialisées composées de cadres surdiplômés et bien rémunérés, et de l’autre une main d’œuvre peu qualifiée de plus en plus souvent issue de l’immigration et qui accomplit les tâches que les autres travailleurs ne veulent plus effectuer (ramassage des ordures ménagères, garde des enfants, travail en cuisine dans les restaurants…).

Ces différenciations se traduisent très fortement spatialement, les populations concernées ne résidant pas dans les mêmes lieux, ce qui explique que selon les lignes de RER, les caractéristiques sociologiques des usagers varient grandement. Dans ce cadre, aussi surprenant que cela peut paraître, en comparaison de l’image négative que possède le RER, les portions de lignes quasi-exclusivement populaires ne sont qu’au nombre de quatre : le RER B entre Gare du Nord et ses deux branches septentrionales, l’une vers l’aéroport de Roissy et l’autre vers Mitry-Claye, le RER D entre Gare du Nord et Creil et le RER D entre Villeneuve-Saint-Georges et Corbeil-Essonnes. Le profil des populations rencontrées apparaît très différent. L’analyse de la ligne du RER D entre Gare du Nord et Creil est particulièrement instructive, constituant un des principaux axes de paupérisation de la métropole parisienne. Au fur et à mesure des années, il s’est produit le long de cette ligne un processus de diffusion spatiale des populations les plus fragilisées depuis le centre vers la périphérie.

Sur sa partie francilienne, toutes les communes desservies affichent un pourcentage de cadres très inférieur à la moyenne régionale, que ce soit en Seine-Saint-Denis (7,9 % à Pierrefitte-sur-Seine)  ou dans le Val-d’Oise (5,1 % à Garges-lès-Gonesse, 6,6 % à Goussainville ou 10,5 % à Louvres). Le paysage traversé se compose de nombreux grands ensembles construits pendant les Trente Glorieuses et d’un habitat pavillonnaire ouvrier qui, contrairement à d’autres territoires régionaux, n’a pas été revalorisé. Il s’en suit une fréquentation très spécifique de cette ligne. La première chose qui marque l’observateur extérieur, en particulier le provincial, est la très forte présence des minorités visibles, souvent majoritaires, quand elles ne constituent pas la quasi-totalité de l’ensemble des passagers ; ce qui n’a rien de surprenant, les communes traversées ayant les plus forts pourcentages d’immigrés du pays en 2014 : 38,5 % à Saint-Denis, 38,1 % à Pierrefitte-sur-Seine ou encore 37,1 % à Garges-lès-Gonesse.

Couloir du RER à Paris / © Nell's Journey (Creative commons - Flickr)
Couloir du RER à Paris / © Nell’s Journey (Creative commons – Flickr)

« Nombreux sont les balayeurs et femmes de ménage des bureaux de l’Ouest parisien qui résident dans cette banlieue nord »

Cette présence est le reflet de la sociologie des territoires traversés. On y retrouve des ouvriers, parfois en tenue de travail, ou des employés du secteur des services, avec ou sans papiers, qui effectuent de longs trajets quotidiens pour se rendre sur leur lieu de travail, n’ayant pas les moyens financiers de résider à proximité. Nombreux sont les balayeurs et femmes de ménage des bureaux de l’Ouest parisien qui résident dans cette banlieue nord où il existe cependant une déconnexion entre les emplois occupés et la population active résidente. Saint-Denis constitue en cela un exemple caricatural, puisque 36,9 % des emplois situés sur la commune relèvent de la catégorie « cadres et professions intellectuelles supérieures », alors que seulement 13,3 % des actifs résidents appartiennent à cette catégorie.

Territoires parmi les plus jeunes de l’Hexagone du fait d’un âge médian de la population immigrée beaucoup moins élevé que pour les natifs et d’une fécondité plus importante, il en découle une présence très visible dans les trains de la jeunesse. Par exemple, à Villiers-le-Bel, les 0-14 ans représentent 25,5 % de la population totale en 2014, ce qui en fait la classe d’âge la plus importante de la commune, cette part ayant augmenté de 1,8 point depuis 2009. Les familles nombreuses y sont surreprésentées, ce qui sous-entend par exemple plus de poussettes qu’ailleurs, ce qui peut être à l’origine de bousculades dans une rame surchargée. Les adolescents et les jeunes adultes sont le plus souvent des lycéens ou des étudiants issus des milieux populaires  qui vaquent à leurs occupations. La caricature du « jeune de banlieue », en bas de survêtement et qui traîne son ennui et son désespoir dans les wagons, ne constitue qu’une petite minorité des voyageurs, certes parfois nuisible. Finalement, ces lignes se distinguent surtout par leur caractère plus animé et plus bruyant, jeunesse oblige, mais aussi plus exotique, du fait de la présence immigrée.

« Il serait abusif de résumer le réseau du RER à une opposition binaire, entre riches et pauvres, la majorité des lignes apparaissant comme mixtes »

Cependant, il serait abusif de résumer le réseau du RER à une opposition binaire, entre riches et pauvres, la majorité des lignes apparaissant comme mixtes. Même si la métropolisation a tendance à produire des effets de dualisation, il n’en demeure pas moins qu’un « ventre mou » sociologique de classes moyennes subsiste et que certaines lignes sont une succession de communes plus ou moins aisées, d’où un mélange certain d’usagers. Ces portions de lignes hétérogènes, que l’on retrouve sur l’ensemble du réseau, du RER A au RER E, ont un intérêt sociologique car on peut y croiser des populations très contrastées, en particulier aux heures de pointe. Parmi les nombreux exemples qu’il serait possible de développer, la branche du RER A entre Vincennes et Marne-la-Vallée constitue un exemple type. Le long de son parcours s’égrène des banlieues très diversifiées, à la fois populaires comme le quartier du Val-de-Fontenay à Fontenay-sous-Bois, Noisy-le-Grand ou encore Torcy (18,3 % de cadres en 2014), composées de classes moyennes, comme Neuilly-Plaisance ou Champs-sur-Marne ou de populations plus aisées, comme Bussy-Saint-Georges (30,9 % de cadres en 2014).

Cette branche, entièrement nouvelle, a été créée dans l’optique de servir d’ossature à la plus grande des villes nouvelles franciliennes, Marne-la-Vallée. Infrastructure relativement linéaire, orientée Ouest-Est, circulant essentiellement dans des zones d’habitat contemporain, entrecoupées d’espaces boisés et de surfaces agricoles, elle se caractérise par un véritable kaléidoscope de passagers, aucun type dominant n’émergeant. Il est néanmoins possible de distinguer quelques grandes catégories de population. « Que des chinois ! », c’est par cette expression qu’un membre de ma famille non Francilien a décrit son expérience lorsqu’il a emprunté cette branche pendant plusieurs jours lors d’un séjour en Île-de-France. Effectivement, s’y croisent des classes moyennes asiatiques, originaires d’Extrême-Orient, d’ex-Indochine principalement, qui se sont installées dans le secteur, en particulier à Lognes et Bussy-Saint-Georges, constituant une véritable success story de l’immigration contemporaine.

Cependant, résumer à une origine ethnique la fréquentation de cette ligne serait ridicule. On y rencontre aussi de nombreux périurbains peu argentés, employés et ouvriers, originaires de tout l’Est de la Seine-et-Marne, où ils ont réussi à accéder à la propriété en maison individuelle du fait d’un coût du foncier sensiblement moindre que dans le reste de la région, et qui rejoignent les différentes gares en voiture. Si les « bourgeois » au sens strict du terme se font rares, la ligne est par contre  fréquentée par des cadres moyens plutôt jeunes, résidant dans l’habitat pavillonnaire ou les petits collectifs de Marne-la-Vallée, en particulier autour de Bussy-Saint-Georges et du Val d’Europe. Travaillant souvent dans l’Est parisien ou en proche banlieue, comme dans le pôle d’emploi du Val de Fontenay, ils ont fait le choix de s’éloigner du cœur de la capitale pour disposer de logements plus grands. Enfin, il se constate aussi une présence de personnes originaires d’Afrique subsaharienne, plutôt paupérisées, qui résident dans les grands ensembles de logements, comme le Pavé Neuf à Noisy-le-Grand.

Quai du RER / © Jori Avlis et e-Kaki (Creative commons - Flickr)
Quai du RER / © Jori Avlis et e-Kaki (Creative commons – Flickr)

« Selon la temporalité, essentiellement l’heure et le jour, le profil social des usagers du RER peut varier fortement »

Derrière cette typologie des lignes de RER, révélatrice de l’existence de frontières psychologiques, certaines portions de lignes n’étant fréquentées que par un type de population, il se constate néanmoins une diversité des usagers en fonction de plusieurs critères : la temporalité, la gare, le caractère touristique de la ligne et l’éloignement. Ce n’est pas parce que vous utilisez une portion de ligne « bourgeoise » que vous allez forcément rencontrer que des populations « bourgeoises », les choses n’étant pas aussi simples ! Selon la temporalité, essentiellement l’heure et le jour, le profil social des usagers du RER peut varier fortement. Les plus grandes différences se font en fonction de l’heure de la journée, où les contrastes peuvent s’avérer saisissant, ne donnant pas l’impression de circuler dans les mêmes territoires. Un observateur extérieur mal informé pourrait se tromper totalement concernant le profil sociologique d’une ligne s’il l’emprunte à un horaire décalé.

Globalement, le même schéma se retrouve de manière plus ou moins accentuée sur l’ensemble du réseau. Au lever, très tôt le matin, au moment où les premiers trains quittent les quais, c’est-à-dire dès cinq heures du matin, à l’exception des quelques voyageurs occasionnels, touristes ou cadres supérieurs qui s’empressent de prendre un avion ou un train aux aurores, la majorité des usagers est constituée d’ouvriers qui travaillent en 3×8 et d’employés peu qualifiés, dont beaucoup issus de l’immigration, qui se rendent sur leur lieu de travail accomplir des tâches indispensables au bon fonctionnement de l’économie métropolitaine mais peu valorisantes, et ce avant que le gros des salariés n’arrivent. Par contre, les noctambules, revenant de boîte de nuit ou autres lieux festifs se font beaucoup plus rares que dans le métro.

« Il se constate une élévation progressive du profil social des usagers au fur et à mesure de la matinée »

Un petit peu plus tard, vers 7 heures du matin, ce qui est encore tôt, ce sont plutôt des employés de bureaux, comme les secrétaires, qui viennent remplir les rames. Ensuite, à l’heure de pointe, entre 8h et 9h, s’ajoutent des cadres, des professions intermédiaires et des scolaires, les premiers étant particulièrement visibles par leur tenue vestimentaire (le costume pour les hommes ou le tailleur pour les femmes). Il se constate donc une élévation progressive du profil social des usagers au fur et à mesure de la matinée. Cependant, dès que l’on passe 10h, et ce jusqu’en milieu d’après-midi, le profil se modifie totalement, puisque domine une population hétérogène de mères de familles avec enfants en bas-âge, de chômeurs, de marginaux, de retraités et d’étudiants. Certaines portions de lignes « bourgeoises » adoptent alors un caractère presque populaire, les minorités visibles étant surreprésentées par rapport aux autres moments de la journée.

En fin d’après-midi, à partir de 16h, les scolaires et les employés de bureaux, qui ont commencé tôt leur journée de travail, redeviennent les plus nombreux. A l’heure de pointe, entre 18h et 19h, et ce jusqu’à 20h, les cadres et professions intermédiaires, qui ont commencé de travailler plus tardivement, sont surreprésentées, expliquant que certaines portions de lignes plus  populaires peuvent afficher temporairement un profil « classes moyennes », avec une population immigrée moindre qu’à l’accoutumée. En soirée se produit donc le même schéma qu’en matinée. Plus le temps avance, plus le profil social des passagers s’élève. Enfin, tard dans la soirée, une fois les derniers cadres retardataires rentrés chez eux, nous avons plutôt affaire à des noctambules, mais aussi des personnes peu recommandables. Le pourcentage de femmes se réduit fortement, en particulier sur les lignes jugées sensibles sur le plan sécuritaire, alors que celui des minorités visibles s’accroît.

En-dehors de la question de l’heure de la journée, il existe aussi une opposition entre les jours ouvrés de la semaine et le week-end et les vacances scolaires. En semaine travaillée, la sociologie des passagers correspond au profil des actifs qui résident le long de la ligne, alors que le week-end, elle peut différer sensiblement en fonction des évènements. La fréquentation est beaucoup plus familiale. Les principaux motifs de déplacements relèvent du domaine des achats et des loisirs. Les trains sont moins remplis et l’ambiance plus joyeuse.

La gare de Saint-Denis - Stade de France / © Gérard Rolando - Société du Grand Paris
La gare de Saint-Denis – Stade de France / © Gérard Rolando – Société du Grand Paris

« Sur le RER D, la station La Plaine – Stade de France, qui se situe dans une zone très paupérisée sur une portion de ligne populaire, se caractérise par l’importance de sa fréquentation par des cadres exerçant leur activité dans la Plaine Saint-Denis »

S’il se révèle une certaine corrélation entre le profil des usagers d’une gare et la sociologie du quartier qu’elle dessert, cependant, dans les faits, la situation est parfois plus complexe pour plusieurs raisons. Tout d’abord, certaines gares se localisent dans des zones peu ou non habitées, soit des zones de bureaux ou des zones industrielles. Dans ce cas, la grande majorité des voyageurs sont des travailleurs et non des résidents, dont le profil n’est pas forcément représentatif de la ligne. Par exemple, sur le RER D, la station La Plaine – Stade de France, qui se situe dans une zone très paupérisée sur une portion de ligne populaire, se caractérise par l’importance de sa fréquentation par des cadres exerçant leur activité dans la Plaine Saint-Denis, qui est devenue au cours des deux dernières décennies l’un des principaux pôles d’emplois tertiaires de la région, avec entre autres le siège social de la SNCF.

Seconde raison, la gare peut se situer à la connexion entre deux ou trois quartiers, aux profils sociologiques fortement différenciés. Il s’en suit que sa fréquentation sera diverse, avec, par exemple, des populations spécifiques pour chaque sortie. La gare de Montigny-Beauchamp sur le RER C dans le Val-d’Oise illustre parfaitement cette situation puisqu’elle irrigue deux communes au profil très différent, Montigny-lès-Cormeilles au Sud, avec ses grands ensembles et seulement 13,6 % de cadres en 2014, et Beauchamp au Nord, essentiellement pavillonnaire qui abrite 25,4 % de cadres.

Dernière raison, il peut exister une forte déconnexion entre le quartier de la gare et sa fréquentation car elle est principalement utilisée par des personnes résidant plus loin, qui y accèdent par des bus. Un exemple type est la gare du RER A de Champigny, qui porte mal son nom puisqu’elle se localise sur la commune de Saint-Maur-des-Fossés. Elle se situe dans l’un des quartiers les plus bourgeois de l’Est de l’Île-de-France, Champignol (45,3 % de cadres en 2014), aux opulentes villas en bordure de la Marne. Mais sa fréquentation apparaît relativement populaire, les minorités visibles y étant beaucoup plus représentées que dans les autres stations de la commune, ce qui se traduit par des boutiques ethniques destinées à une clientèle d’origine africaine extérieure au quartier. Le promeneur pourra acheter des cosmétiques africains chez Soleil Exotique, se faire faire des tresses afro-américaines chez Studio Hair Fashion ou encore acheter à manger chez Amisha Exotique.

En fait, le paradoxe n’est qu’apparent car la station, comme son nom l’indique, n’est pas très éloignée de la commune populaire de Champigny-sur-Marne, où des lignes de bus amènent les habitants à la gare. La ligne de bus 208 b, qui y a son terminus, provient du quartier du Bois l’Abbé, un des plus massifs grands ensembles d’Ile de France, classé en zone franche urbaine, qui abrite une importante communauté originaire d’Afrique subsaharienne et seulement 3,3 % de cadres, près de quatorze fois moins qu’à Champignol.

Le RER B à Massy-Palaiseau / © CpaKmoi  (Creative commons - Flickr)
Le RER B à Massy-Palaiseau / © CpaKmoi (Creative commons – Flickr)

« Si la voiture reste le mode de transport privilégié des Parisiens partant en week-end, certains utilisent aussi le RER pour se déplacer, en particulier pour rejoindre les forêts »

Le caractère touristique d’une ligne est aussi un critère susceptible de modifier le profil des usagers. Une large part des touristes étrangers arrivent dans l’agglomération parisienne par l’intermédiaire des hubs aéroportuaires de Roissy – Charles de Gaulle et d’Orly, les conduisant pour certains à emprunter le RER B, seule ligne à l’heure actuelle permettant une connexion avec Paris intra-muros. D’autre part, deux des sites touristiques majeurs de la métropole, le parc d’attractions Disneyland Paris à Marne-la-Vallée et le château de Versailles, se situent dans des territoires uniquement accessibles par le RER. Par ailleurs, au-delà de ces flux de passagers liés au tourisme de masse international, il ne faut pas sous-estimer non plus le phénomène des touristes du dimanche, plutôt des Franciliens, sur les portions de lignes de RER desservant les espaces ruraux. Si la voiture reste le mode de transport privilégié des Parisiens partant en week-end, certains utilisent aussi le RER pour se déplacer, en particulier pour rejoindre les forêts.

Terminons notre voyage par un dernier critère de diversité des utilisateurs d’une ligne de RER, l’éloignement. Dans certaines banlieues proches, qui se situent à une ou deux stations des limites administratives parisiennes, le RER fait figure de super-métro, comme par exemple à Vincennes, La Plaine – Stade de France ou La Défense. L’usage est plus fréquent, aussi bien pour aller travailler que pour faire des achats ou bien sortir. Ici, la frontière entre Paris intra-muros et la banlieue a tendance à s’effacer. Ensuite, plus l’on s’éloigne du centre, plus le rapport au RER devient distendu. Si en petite couronne l’utilisation du RER est fréquente pour la majorité de ses habitants, dans les banlieues lointaines, en dehors de ceux qui l’empruntent quotidiennement pour se rendre au travail, pour les autres habitants, le recours au RER s’avère beaucoup plus occasionnel. Le déplacement a un coût certain, un temps de trajet long et les fréquences horaires sont limitées. Enfin, dans les espaces périurbains de Seine-et-Marne et de l’Essonne, l’accès au RER ne se fait, en règle générale, qu’en voiture, étant donné l’éloignement des stations, avec d’immenses parkings de rabattement. Par exemple, le trafic de la gare du RER E de Tournan-en-Brie ne se justifie pas par la taille démographique de la commune, environ 9000 habitants, mais par le fait qu’elle irrigue une large partie du plateau de la Brie.

Si le RER continue de symboliser la frontière entre Paris intra-muros et la banlieue, qui ne s’atténue que trop lentement, il n’en demeure pas moins qu’il est aussi le révélateur des nombreuses fractures au sein de cette banlieue, entre des territoires aux profils sociologiques très différenciés. Ainsi s’achève notre voyage à bord du RER, terre de contrastes.

Lire aussi : Comme waze, l’appli RATP s’appuie sur ses utilisateurs pour indiquer le trafic en direct

Lire aussi : « Le confinement fait la preuve qu’une démobilité est souhaitable et qu’une déconsommation est possible »

Lire aussi : Un city break en RER à Versailles