Autour de lui s’élancent des fleurs partout, taches de couleurs vives contrastant avec le ciel d’automne. En son oasis écologique et sociale de 3,6 ha, Lil’Ô, situé sur la pointe nord de L’Île-Saint-Denis (Seine-Saint-Denis), Stéphane Berdoulet évoque la première plante qui a poussé ici pour purifier, à son humble niveau, le sol pollué aux métaux lourds et aux hydrocarbures de cette ancienne friche : le datura. Intarissable sur ses plantations, l’homme, 48 ans, barbe fournie et verbe assuré, allures de vieux loup de mer, veille en capitaine sur son utopie concrète, son asso-paquebot, Halage – 130 salariés, dont 90 bénéficiaires –, qui répare les humains cabossés, via des chantiers de réinsertion dans les espaces verts.
Une structure salutaire, dans laquelle a émergé ce défi : « L’un de nos bénéficiaires, originaires d’Arménie, nous a suggéré la culture des fleurs », raconte-t-il. Bingo ! Dans un contexte hexagonal qui commercialise 90 % de fleurs importées, souvent recouvertes de pesticides dangereux pour la santé, une production locale de 300 variétés par an, dans la plus grande ferme florale du Grand Paris, sans recours aux produits phytosanitaires, relevait de la bénédiction.
Un fertiliseur de projets
Mais Stéphane Berdoulet ne saurait s’arrêter là. Lil’Ô, terrain laboratoire écolo, source d’inspiration pour les scientifiques, révèle aussi d’autres systèmes vertueux, mis en place par ce codirecteur de l’association depuis 2011 : l’entreprise Les Faiseurs de Terre, qui produit du substrat fertile à partir de terres excavées in situ, pour éviter les impacts environnementaux ; ou Les Alchimistes, qui compostent déchets alimentaires et couches pour bébés.
Avec ses audaces et ses innovations, ce site de résilience, refuge des cormorans, niché au cœur d’une zone « Natura 2000 », vient donc fièrement contredire le passé chaotique de cette ville-île, à l’origine confettis de terres sur l’eau, comblés par les déchets parisiens produits par les aménagements d’Haussmann. La rencontre de ce croissant flottant aux confins du 93, tressé de détritus entre deux bras de Seine, et Stéphane Berdoulet tient du coup de foudre. Né et ayant grandi à Bordeaux, ce fils de kiné multiplie les diplômes : maîtrise de chinois, diplôme de Sciences Po, DEA de relations internationales et politique comparée, première année de thèse à l’Université de Pékin, DESS de gestion de crises humanitaires… Et le voici recruté par Médecins du Monde comme gestionnaire de projets, spécialiste des catastrophes naturelles et des conflits. Ses missions d’urgence l’entraînent des montagnes chinoises au Sri Lanka, du Soudan du Sud au Pakistan, de Haïti au Cameroun.
8 000 habitants, 85 nationalités
Après un ultime déplacement à risques en Somalie, sa nouvelle responsabilité de papa l’incite à rentrer au port. Il revient en France, avec cet accostage fortuit – des amis lui prêtent une maison – sur ce qui deviendra son havre : L’Île-Saint-Denis. « J’aime son paysage aquatique, cette eau omniprésente », explique-t-il. Et puis, il y a ces défis à relever sur ce territoire si singulier : « À chaque fois que nous intervenions en tant qu’humanitaires, c’était pour mettre des pansements sur des inégalités accentués par les rapports centre-périphérie », évoque-t-il. Car Berdoulet le sait : sa ville-île, 8 000 habitants, 85 nationalités, se trouve bel et bien reléguée aux marges. Son statut pittoresque de « seule ville insulaire fluviale en France », lui a depuis toujours posé des problèmes de liaisons avec les communes limitrophes.
Ainsi, jusqu’en 1844, date de construction du premier pont, les Ilodionysiens rejoignaient leurs habitations… en barque ! Aujourd’hui encore, sur cette bande de terre longue de 7 km, les trois uniques ponts ne suffisent pas – même si l’un d’eux est emprunté par le tramway T1 depuis 2012. Une situation compliquée qui induit, à rebours de ses handicaps, une force commune inouïe, si l’on en croit Stéphane Berdoulet : « L’insularité favorise une certaine autonomie des habitants ainsi qu’un partenariat solide entre public et privé, obligés de marcher main dans la main. Ainsi, en 1988, après un record du FN sur ce territoire, se monte l’association d’éducation populaire Ébullition « spécialiste de rien mais qui s’occupe de tout » avec des chômeurs, des toxicos, des enfants… et qui crée Halage en 1994. » Depuis leur QG, le PHARES, qui regroupe une quinzaine de structures de l’économie sociale et solidaire, Berdoulet parle même, au sujet de sa ville, d’« îlot de résistance ».
« La ligne 14 réduit de façon symbolique la distance avec Paris »
Pourtant, tous ces beaux projets se heurtent à un plafond de verre lié à l’isolement. Un éloignement que viennent en partie combler les nouveaux aménagements comme le prolongement de la ligne 14, à la station Saint-Denis–Pleyel (qui rallie Paris en 15 min.) et la passerelle du village olympique. « La ligne 14 réduit de façon symbolique la distance avec Paris. Et puis, la construction d’un écoquartier tout proche entraîne l’avènement de populations mixtes, sur un territoire qui compte jusqu’alors 66 % de logements sociaux. De quoi créer de nouvelles synergies ! », s’enthousiasme-t-il. Son île, son « centre du monde », sa « gare de Perpignan », selon la formule de Dalí, sa « cité de tous les défis », Berdoulet la rêve désormais en ville « solarpunk », selon ce mouvement de science-fiction, artistique, poétique, littéraire, qui fait converger en harmonie les besoins de la cité, le monde du vivant, les végétaux et les minéraux… Un territoire novateur et résilient, désormais à portée de rames et prêt à larguer les amarres !
Infos pratiques : Halage, 6, rue Arnold Géraux, L’Île-Saint-Denis (93). Accès : métro Saint-Denis–Pleyel (ligne 14). Plus d’infos sur halage.fr
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10 décembre 2024 - L'Île-Saint-Denis