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2005-2025 : le Bondy Blog a libéré la parole de la banlieue

Conférence de rédaction du Bondy Blog en 2025. DR

C'était il y a vingt ans. Pendant trois mois en 2005, le journal suisse L'Hebdo envoie ses reporters en immersion à Bondy pour couvrir les révoltes urbaines. Quand L'Hebdo arrête son dispositif, Serge Michel décide de poursuivre. Il crée le Bondy Blog, plateforme où des jeunes de la banlieue deviennent journalistes et racontent leur quartier. Vingt ans plus tard, le projet subsiste, fragile mais vivant, preuve qu'on peut raconter autrement la banlieue et les quartiers populaires.

Comment en êtes-vous venu à vous retrouver en reportage en immersion à Bondy en 2005 ?

Serge Michel : Je travaillais alors pour le journal suisse L’Hebdo et notre conférence de rédaction avait lieu tous les mercredis. À celle du 9 novembre 2005, on se demandait comment traiter les émeutes qui se déroulaient alors en France. En général, il y a deux façons de faire. Soit solliciter le correspondant sur place, soit mandater un envoyé spécial. J’ai immédiatement eu envie de le faire en immersion. C’est comme ça qu’on a décidé de partir pendant trois mois selon un système tournant. Dix jours un journaliste de la rédaction, dix jours un autre, puis un autre… Je suis parti dès le 11 novembre, et me suis immédiatement installé à Bondy car ma femme avait fait une partie de ses études à Moscou et y avait rencontré une Française, fille d’un syndicaliste qui, depuis, s’était installée à Bondy. Le fils de cette femme s’était récemment convertie à l’Islam et je trouvais ça intéressant. Parce que ça racontait bien la banlieue où l’influence du PCF avait été très prégnante et qui comportait désormais une communauté musulmane importante. Je me suis donc installé à l’hôtel puis nous avons loué auprès d’un club de foot une ancienne buanderie – où ils lavaient les maillots – en guise de bureaux. J’ai donc fait mes dix jours au début et y suis retourné souvent par la suite.

Vous avez été journaliste sur des terrains de guerre comme en Irak ou en Afghanistan. Et vous n’êtes pas le seul : pour couvrir les révoltes de 2005, certaines rédactions ont envoyé des reporters de guerre. Comme si la banlieue était à documenter comme une « war zone ». Ce qui pose quand même question. Vous aviez conscience de ça ?

Je ne l’ai pas du tout envisagé ainsi. Et ce n’est pas ça qui m’a poussé à le faire. Comme je vous le disais, la rédaction de L’Hebdo a tourné à Bondy. Il y a eu aussi bien un journaliste qui avait passé toute sa carrière à suivre l’actualité du Palais Fédéral à Berne que le critique cinéma du journal ou moi. Alors la première semaine, on a consacré 8 pages à la banlieue sur un magazine qui en comptait 84 ; la seconde, 6 ; puis 4, puis une page par semaine. C’est à ce moment-là qu’on a ouvert le blog pour publier toute la matière qu’on récoltait. C’était formidable car on expérimentait la possibilité de publier en direct. On a fait l’expérience d’une grande liberté de création. Ça renouvelait notre façon d’exercer notre métier.

Justement, qu’avez-vous trouvé en vous plongeant en immersion à Bondy ?

Le gérant d’une agence immobilière m’a présenté à Mohamed Hamidi. Les Hamidi, c’est une grande famille à Bondy. Avec Mohamed, nous avons commencé à lister des sujets possibles faisables sur la ville. On en a rempli deux pages et demie. En trois ou quatre mois, on ne l’a pas épuisée car en plus de la liste il y avait des choses qui émergeaient au fur et à mesure. Vous preniez le bus, vous discutiez avec le chauffeur et une histoire apparaissait. Idem avec le boulanger d’origine nord-africaine. Car en fait, au-delà du drame tragique de la mort de deux enfants, ces émeutes racontent l’histoire de la France, de son héritage postcolonial. De ces gens venus après-guerre pour aider à reconstruire le pays. À Bondy, par exemple, il y avait des usines Simca. C’est tout cela qu’on voulait raconter.

Mais au bout de trois mois, L’Hebdo stoppe cette immersion. Et vous, vous décidez de continuer en proposant à des jeunes de prendre le relais et d’écrire. Pourquoi ?

Parce que j’étais déçu que cela s’arrête. On ne pouvait pas comme ça éteindre la lumière et fermer la porte sur ce projet qui racontait quelque chose de juste. Parce qu’en plus, le Bondy Blog avait été un vrai succès. Le New York Times ou la BBC s’y étaient intéressés, on avait 3 000 à 4 000 lecteurs par jour. Et puis j’aimais trop ces jeunes de Bondy. Alors j’ai appelé Mohamed Hamidi qui avait animé des colonies de vacances et connaissait du monde, pour qu’il trouve des jeunes. Il y avait conférence de rédaction tous les mardis à 18 h et le samedi matin, à la bibliothèque, on avait l’École du blog. Venait qui voulait et on proposait aux volontaires des master classes avec des journalistes professionnels et des exercices.

Vous avez dit à nos confrères de la Revue des Medias que le Bondy Blog avait été votre « plus forte émotion professionnelle ». En quoi ?

Avant Bondy, j’étais allé à Bagdad et, pour me préparer à ce reportage, j’avais emmagasiné et compulsé de la documentation. J’ai voulu faire la même chose pour Bondy. Or, hormis deux papiers du Parisien sur l’inauguration de la bibliothèque, je n’ai rien trouvé. Il n’y avait pas de récit sur l’humain. Pour un journaliste, c’est rare d’arriver sur un terrain vierge comme celui-ci. Et puis il y a eu aussi le bonheur de faire travailler des jeunes. J’ai quitté L’Hebdo en avril 2006 pour m’occuper du Bondy Blog. Tous les mardis à 18 h, on s’asseyait autour de la table et les idées fusaient. Bon, après, je courais après les ados pour les faire écrire ! Mais justement, il y avait une fraîcheur dans leur style et des sujets qui n’étaient pas dans les radars des rédactions classiques. Je me souviens ainsi d’une jeune fille qui nous avait fait le récit d’un braquage qui s’était déroulé dans l’onglerie où elle était en train de se faire faire une manucure. Elle vous raconte ça les doigts dans l’acétone et c’est du Tarantino, pas une dépêche AFP !

Vingt ans après, le Bondy Blog existe toujours mais son économie est fragile. Est-ce compliqué d’intéresser le grand public aux enjeux liés aux quartiers populaires ?

Je ne suis pas d’accord avec ça. Moi j’ai été au Bondy Blog comme vice-président ou président de 2006 à 2013. Durant cette période, on a créé un partenariat avec Yahoo puis avec 20 Minutes et ça marchait bien. En 2008, on a créé le Business Bondy Blog qui s’intéressait à l’économie dans les quartiers et était monté en partenariat avec le cabinet Michael Page. Malheureusement, la crise économique a mis fin au projet. J’avais proposé de transformer l’association en SAS de presse. Cela n’a pas été approuvé et je respecte cette décision, même si je trouve ça dommage car le Bondy Blog aurait pu prendre une autre dimension.

Cela étant, on a fait émerger un bon nombre de journalistes. Je pense à Mehdi et Badrou : vous les envoyiez n’importe où, ils rapportaient toujours des choses incroyables. Pour la présidentielle de 2007, ils étaient par exemple allés à Meaux suivre une conférence de presse donnée par Jean-François Copé. Luc Bronner, qui est journaliste au Monde et assistait également à cette conférence de presse, m’a dit ensuite qu’il n’avait jamais entendu de questions aussi pertinentes. Je pense aussi à Chou Sin qui est devenu journaliste au service des sports de TF1. Quand je vois un match de l’équipe de France qu’il couvre, forcément j’y pense.

Infos pratiques : Retrouvez les articles du Bondy Blog sur bondyblog.fr

La rédaction du Bondy Blog en 2015. Photo Delphine Ghosarossian