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Dominique Cabrera filme le merveilleux et la dureté du monde en banlieue

Le quartier du Val Fourré à Mantes-la-Jolie dans lequel la réalisatrice Dominique Cabrera a tourné son premier documentaire / © Laurent Schneiter (Creative commons - Flickr)
Le quartier du Val Fourré à Mantes-la-Jolie dans lequel la réalisatrice Dominique Cabrera a tourné son premier documentaire / © Laurent Schneiter (Creative commons – Flickr)

On lui doit "Nadia et les Hippopotames", magnifique fiction sur les grèves de 95 ou encore l'adaptation à l'écran de "Corniche Kennedy", d'après le roman de Maylis de Kerangal. Mais la réalisatrice Dominique Cabrera a fait aussi oeuvre de documentaire. Et, au cours de sa carrière, a fréquemment filmé la banlieue, du Val Fourré à La Courneuve. Alors que la Bibliothèque publique d'information du Centre Pompidou lui consacre une rétrospective à partir du 5 mai, Enlarge your Paris y a vu une belle occasion de rencontrer cette cinéaste passionnante.

Dans votre œuvre documentaire, comme dans votre œuvre de fiction, la banlieue tient une place importante. Pourquoi ?

Dominique Cabrera : Parce que je me sens de ce « côté-là ». Quand j’arrive d’Algérie en France avec mes parents en 1962, nous nous installons dans le quartier des Eglantiers à Vernon (Eure). Puis dans celui de La Source à Beauvais (Oise). Et je vis depuis trente ans à Montreuil (Seine-Saint-Denis). Je ne viens pas d’une famille de possédants, mais de gens soucieux de leur dignité. Alors bien sûr, j’ai changé de classe sociale. Comme disait mon père, « tu es devenue une bourgeoise ». Mais c’est là qu’est ma fidélité. Je suis durablement imprimée par l’injustice sociale. Les sujets de mes films sont donc traversés par cette sensibilité-là. Si j’ai un choix à faire, je le fais depuis là d’où je viens. Je me sens en sympathie avec les gens qui vivent dans les quartiers, au sens premier du mot. C’est-à-dire « souffrir avec ».

Votre premier film « J’ai droit à la parole » en 1981 évoque la construction concertée avec les habitants d’une aire de jeux dans une cité de Colombes (Hauts-de-Seine). Qu’est-ce qui vous attire dans ce sujet ?

En fait, pendant mes vacances, je rencontre quelqu’un qui travaille à la Fédération nationale des centres pour la protection, l’amélioration et la conservation de l’habitat (PACT). J’imagine qu’il a été touché par l’étudiante de l’IDHEC (école de cinéma appelée désormais la Fémis, Ndlr) que j’étais alors. Il m’a dit « vous pourriez faire un film sur notre association ». Mais, franchement, ils ne sont pas du tout intervenus. Et moi, ça m’a donné l’occasion de faire un film sur une expérience de démocratie participative.

Vous tournez ensuite trois documentaires qui ont pour cadre le Val Fourré à Mantes-la-Jolie (Yvelines) : Un balcon au Val Fourré (1990), Chronique d’une banlieue ordinaire (1992) et Réjane dans la tour (1993). Or filmer la banlieue, c’est compliqué. On peut avoir la tentation de l’angélisme ou, au contraire, du misérabilisme. Comment ne pas tomber dans ces deux écueils ?

Je vous avoue que je ne me suis pas posé la question. Concernant Chronique d’une banlieue ordinaire, je voulais faire un film avec des gens qui avaient vécu dans une tour vouée à la démolition, qu’ils reviennent sur ces lieux de leur vie. Or la production a été longue : deux ou trois ans. Cela m’a donné le temps de les rencontrer. En fait, on écrivait ensemble la partition du film. C’est un système spécifique de documentaire : on prépare le film avec ceux qui sont filmés. Et puis je filme des gens que j’ai envie de montrer. Certains cinéastes arrivent à faire un film sur un ennemi, un adversaire. Ce n’est pas mon cas.

Dans Une poste à La Courneuve (1994), vous décrivez le quotidien d’un bureau de poste de la Cité des 4000…

Une des choses qui m’a frappée avec ce film, c’est qu’on voit de jeunes postiers qui donnent d’eux-mêmes pour faire que ce service public perdure. Pour injecter de l’égalité et de la fraternité là où il y A de l’abandon. Ce que je filme aussi dans ce documentaire, c’est un rapport social. Notamment celui entre ceux qui sont délégués par le service public pour oeuvrer dans les quartiers populaires et les usagers qui, souvent, se débattent avec leur pauvreté. J’ai un vrai intérêt pour le portrait. Ça me plaît de filmer les gens. On les a bien éclairés pour qu’ils soient beaux, on a été attentifs au travail sur le son pour que leurs propos existent. Mais, avec le portrait, il ne s’agit pas tant de rendre les gens « jolis » que de saisir quelque chose de la présence de quelqu’un.

La banlieue est très souvent cinégénique. Mais, que ce soit dans vos documentaires ou vos fictions, on a le sentiment que vous avez envie d’en montrer la beauté aussi…

Enfant, à Beauvais, quand je regardais par la fenêtre, j’avais un sentiment de beauté quand je voyais les réverbères s’allumer, virer au rose puis au blanc. Alors oui, j’essaie de retrouver ce sentiment. D’ailleurs la beauté a sa noblesse partout, c’est une question de regard.Et je crois que c’est important de faire exister la beauté de ces endroits-là. Au cinéma, généralement, elle existe plus via de belles maisons, de grandes propriétés. Moi, mes émotions poétiques sont nées dans un autre contexte : le son d’une cage d’escalier, une vitre en verre martelé, avec la lumière qui se réfracte… Quand on la repère, on ne peut qu’être frappé par cette beauté. Les villes de banlieue sont des villes avec des interstices où l’aventure peut se glisser. Il y a la dimension friche de ces endroits relégués. En fait, dans tous mes films, il y a un côté conte. Je cherche à montrer le merveilleux. Le merveilleux et la dureté du monde.

Vous le disiez, vous vivez à Montreuil. Pourtant, c’est une ville que vous avez assez peu filmée. Pourquoi ?

J’en ai souvent eu envie. Mais ce n’est pas facile de faire un film sur l’endroit où on vit. J’ai écrit une histoire d’amour et de fantômes qui se passe ici. J’espère la tourner un jour… Mais, en fait, je vois tellement à la fois la richesse et la complexité de la ville que c’est plus simple pour moi de faire des photos. La photo, c’est ce qu’on rencontre au jour le jour. Montreuil en un seul film, cela me semble plus difficile.

Vous y vivez depuis trente ans. La ville a beaucoup changé sur cette période. Quel regard posez-vous sur elle ?

A l’époque, je suis venue là parce que je n’avais pas beaucoup d’argent. Quand je suis arrivée, la mairie préemptait des biens qui auraient été vendus trop chers et maintenait ainsi le prix du foncier. Aujourd’hui, elle construit des logements sociaux. Mais c’est vrai que nos petites maisons achetées alors une bouchée de pain sont devenues bien chères aujourd’hui… D’un endroit relégué, mon quartier est devenu bourgeois. Je ne pourrais plus acheter à Montreuil aujourd’hui, je peux y rester. C’est un vrai sujet : les prix immobiliers expulsent plus loin ceux qui n’ont plus les moyens. De façon plus globale, le prix du logement en Île-de-France est un enjeu. J’ai conscience de faire partie du processus de gentrification. C’est un mouvement qui est plus fort que nous. Mais cela ne m’empêche pas de savoir d’où je viens.

Plus d’infos : « Dominique Cabrera, l’intégrale documentaire » est à retrouver du 5 au 14 mai sur le site de la Bibliothèque publique d’information du Centre Pompidou à Paris. Les projections sont gratuites sur inscription

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