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Les films de banlieue méritent aussi des happy ends

Après la fin tragique réservée aux héros de la saison 1 de la série « Validé » sur Canal+, et alors que la saison 2 est en cours de tournage, le socio-anthropologue spécialiste de la construction des représentations de la banlieue, Julien Neiertz, adresse une lettre ouverte au réalisateur Franck Gastambide pour qu'il envisage une fin heureuse.

Le Grand Paris vu de la Butte des châtaigniers à Argenteuil / © Steve Stillman pour Enlarge your Paris
Le Grand Paris vu de la butte des Châtaigniers à Argenteuil / © Steve Stillman pour Enlarge your Paris

Julien Neiertz est socio-anthropologue, spécialiste de la construction des représentations de la banlieue. Il a cofondé l’association Métropop’! qui entend contribuer à la transformation des représentations des quartiers populaires périphériques par des productions d’images nouvelles avec les habitants de ces quartiers.

J’ai appris récemment la production de la saison 2 de la série Validé écrite par Franck Gastambide qui a cartonné durant le confinement (10 millions de vues en streaming sur Canal+). Comme beaucoup de fans et observateurs des productions d’images qui concernent nos fameux quartiers de banlieue, j’ai adoré Validé, la première série française sur le rap qui utilise tous les codes du film de banlieue. Haletante, bluffante par son inventivité et vraiment drôle par moments, on se délecte de la confrontation virile entre Mastar et Apash à coups de coups médiatiques sur les réseaux sociaux et le mythique Planète rap, on trouve gonflés ces petits rebelles qui font la nique aux grosses écuries de la production musicale du rap-market, on a des sueurs froides à chaque fois qu’Apash renoue avec le trafic et le go-fasting dont il tire sa « street credibility » et un sang-froid de « tueur », et on craque carrément quand il revient au sein du foyer familial en grand frère protecteur et fils aîné aimant en l’absence, c’est une évidence, du père de famille.

Validé emprunte aux films du genre « banlieue » toute sa panoplie de décors, personnages et situations caractéristiques qui, en dépit de quelques exemples hors normes récents – je pense à Brooklyn de Pascal Tessaud (2014), Swagger d’Olivier Babinet (2016) ou, dans le domaine du documentaire narratif, Nous princesses de Clèves de Régis Sauder (2011) –, irriguent les représentations de la banlieue dans le cinéma depuis l’après-guerre : une bande de potes, généralement masculins, inséparables parce qu’ayant biberonné le même béton de la cité et usé les mêmes chaises d’école depuis la maternelle, tentent de s’extraire de leur condition sociale ou plus prosaïquement des pesanteurs du quartier de grand ensemble par des moyens plus ou moins légaux et plus ou moins brillants qui alimentent le récit de leurs aventures ; lesquelles, de manière systématique, tournent court.

« Depuis l’après-guerre, les films de banlieue dénoncent un urbanisme déshumanisant et l’échec d’institutions aux abois »

Depuis l’après-guerre, les films de banlieue ont en effet en commun de manière récurrente le fait de chercher à dénoncer un urbanisme déshumanisant et l’échec d’institutions aux abois, incapables d’instruire, cultiver, insérer, juger, faire travailler, canaliser cette jeunesse populaire qui ne peut du coup s’en remettre qu’à elle-même et à sa fureur de vivre. En opposition à un ordre social et familial qui la rejette, elle cherche un ailleurs à la cité qui, de Casque d’Or aux Misérables, est idéalisé et fantasmé au point qu’elle façonne les personnages et leur itinéraire dans leur espoir d’une vie meilleure, une vie où l’on serait Divines, où l’on aurait Tout ce qui brille ou tout simplement le droit à une échappée vers la liberté (Le Thé au harem d’Archimède, Hexagone) et le droit à l’amour (De bruit et de fureur, L’Esquive).

Mais, à l’image du Gabin dans le cinéma social d’entre-deux-guerres, ces tentatives d’extraction avortent et, en général, finissent mal. Inexorablement depuis 70 ans, les personnages des films de banlieue sont toujours rattrapés par leur destin socio-urbain de jeunes « loulous » des quartiers qui les mènent inexorablement à une mort symbolique, sociale ou réelle. Pourtant, depuis la fin des années 90, des réalisateurs à succès comme Djamel Bensallah, Luc Besson, Éric Toledano et Olivier Nakache renouvellent le genre en imposant à l’écran des figures de jeunes dont les caractéristiques étiquetées « banlieue » se révèlent être des atouts là où la société traditionnelle, elle, faillit une fois de plus, voire devient l’ennemie : c’est le cas de la saga des Taxi et Banlieue 13, Le Ciel, les oiseaux et… ta mère !, Neuilly sa mère et, bien entendu, le deuxième plus gros succès de l’histoire du cinéma français, Intouchables.

En inversant le stigmate du « jeune de banlieue », tel que le film La Haine l’avait révélé au milieu des années 90 à la face du monde, ils rééquilibrent le stéréotype par des héros de blockbuster « Mégarama compatibles » issus des quartiers populaires et qu’on adore parce qu’ils sont drôles et maladroits dès qu’ils sortent de la cité, mais aussi débrouillards, tchatcheurs, intrépides, au grand cœur et même, ironie du sort, sauveurs de l’ordre républicain.

Las, que s’est-il passé depuis ? Divines, caméra d’or à Cannes en 2016, et surtout Les Misérables, prix du Jury à Cannes, nommé aux Oscars du meilleur film étranger et césar du meilleur film en 2019, nous ont fait replonger dans une certaine réalité : on ne se sort pas comme ça de la vie dans le quartier ; le sort de ceux qui y grandissent est scellé, dramatique, fatal. Au moment où l’on pense que les personnages peuvent, vont s’en sortir, ils sont rattrapés par la violence indépassable de leur condition d’enfant de ces quartiers condamnés d’avance, par essence, et l’essence ça brûle.

« Vingt-cinq ans après La Haine, on cherche encore une solution, une autre fin possible de l’histoire des banlieues »

« La Haine est toujours d’actualité, malheureusement… », nous dit Mathieu Kassovitz. Dans l’exposition des jeunes artistes de l’école Kourtrajmé au Palais de Tokyo « Jusqu’ici tout va bien », référence explicite au film dont Ladj Ly est l’un des héritiers, j’ai comptabilisé qu’environ 60 % des installations proposées évoquent cette violence incendiaire, en particulier policière. On ne peut pas reprocher à Ladj Ly d’avoir voulu remettre le doigt sur ce scandale quotidien que vit une partie de la jeunesse de notre pays au contact de cette « violence légitime » absurde et inique qui s’exerce souvent aveuglément dans les quartiers et dont les débordements actuels indignent largement, enfin !

Toute personne y vivant ou travaillant régulièrement sait combien cette relation est perverse et destructrice du lien fragile qui se noue sur le terrain de l’action éducative avec cette jeunesse. Ladj Ly le filme et fait exploser tous les cadres mais une fois de plus, en mode no future. Mathieu Kassovitz ajoute : « Le seul reproche que je fais au film de Ladj et je le lui ai dit, c’est la fin. C’est la même que La Haine, avec un mec qui tient un cocktail Molotov, un autre qui tient un gun et on ne sait pas qui va s’en tirer en premier. Je lui ai demandé pourquoi on le voit pas, ça. Il m’a répondu qu’il avait tourné la scène jusqu’au bout, mais il ne l’a pas montrée parce que c’était trop hardcore. Il aurait dû aller au bout et donner la solution, ce que moi je ne peux pas faire parce que je ne viens pas des quartiers. » Vingt-cinq ans après La Haine, on cherche encore une solution, une autre fin possible de l’histoire des banlieues et de leurs protagonistes. L’amour ?

Avec Validé et Franck Gastambide, auteur réalisateur de Kaïra et de Pattaya, des films à l’humour potache et bon enfant mettant à l’honneur de jeunes types un peu paumés-déjantés mais toujours gentils et où tout se finit bien, j’étais confiant ! Clément Hatik, en rappeur de charme, est hypnotique ; Sabrina Ouazani, révélée dans L’Esquive, est étincelante et débrouille tout, leur trio de potes casse la baraque. Ça tue ! Les embrouilles vont bon train mais c’est le jeu de la série et jusqu’à la dernière seconde j’y ai cru. J’avoue, j’y ai cru ! J’ai vraiment cru qu’un gamin et ses potes, parce qu’ils sont doués, malins et n’ont pas froid aux yeux, pouvaient tout déchirer, au fond comme dans la vraie vie de plein d’enfants talentueux des cités de banlieue. La fin vous la connaissez : en une seconde tout s’écroule. Apash et ses deux compères sont assassinés par retour d’un crime de voyous qu’ils n’ont pas commis. Voilà. Comme ça. Sans plus de procès ni de détail. La série s’arrête là-dessus. Générique. Clap de fin, roulez jeunesse, dans la boîte en sapin !

« Dans une série de divertissement grand public à la mode américaine, pourquoi les jeunes banlieusards n’auraient-ils pas droit à un happy end ? »

Monsieur Gastambide, Mesdames et Messieurs les producteurs de Canal+, est-ce bien cela que vous voulez montrer aux spectateurs de la série ? Vous êtes des gens d’image. Mais quelle image, quelle trace cette fin laisse-t-elle dans nos cerveaux d’après vous ? Et, dans celui des gamins qui regardent la série et ont soif de repères, de modèles, d’espoir, de portes de sortie, d’aventures qui ne se terminent pas en mort parce qu’on est né du mauvais côté du périph ? Ladj Ly fait une œuvre artistique géniale qui se finit en traquenard ultra-violent, dont l’issue est quitte ou double. Soit. On est dans les codes et au moins il laisse planer le doute. Mais, dans une série de divertissement grand public à la mode américaine, pourquoi les jeunes banlieusards n’auraient-ils pas le droit à un happy end ? Est-ce bien cela que vous avez voulu nous délivrer, ce message hyper-brutal, ultra-violent, insupportable ? Bas les pattes, n’essayez même pas, c’est pas la peine, on vous dézinguera dès lors que vous réussirez, quel que soit l’or que vous avez dans les doigts ! Parce qu’attention, La Haine nous l’a appris : « l’important, c’est pas la chute, c’est l’atterrissage ».

Monsieur Gastambide, Mesdames et Messieurs les producteurs de Canal+, je vous écris cette lettre ouverte pour que, s’il vous plaît, dans la saison 2 de Validé, Apash ne soit pas mort. Il est plus fort qu’un pauvre gun de cinoche, il va se relever et tout péter… artistiquement bien sûr. Je vous écris pour que, une fois, un jour, des mômes de banlieue puissent espérer une fin heureuse ; et à travers eux qui représentent tant de choses dans ce pays, nous tous par la même occasion. En 2021, on en a vraiment besoin !

Pour en savoir plus sur les représentations de la banlieue au cinéma, retrouvez Tours et détours : 50 ans de banlieue au cinéma, l’article et le film issus des travaux de recherche de Julien Neiertz.

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