Jusqu’aux Jeux olympiques, le journaliste John Laurenson partage avec nous son regard sur la banlieue à travers la série « Le Grand Paris est une fête », en hommage au Paris est une fête d’Ernest Hemingway.
Salaoui a de la chance aujourd’hui. Ce vendeur de vêtements pour enfants, arrivé ce matin avec une bonne vingtaine d’autres « volants » comme on appelle ici les marchands sans stand fixe, a gagné au tirage au sort. Il a eu la cinquième des six places laissées vacantes par des « fixes » qui ne sont pas venus. Le tirage a lieu chaque jour de marché à 6 h 30, suffisamment tôt pour que les malchanceux, quoique passablement dégoûtés, aient le temps de trouver un emplacement sur un autre marché. « Mais ce n’est pas du tout pareil », dit Salaoui. « Avec une place ici, je vends dix fois plus ! Dix fois plus ! Si je dois aller ailleurs, franchement, j’ai la flemme de déballer », dit cet homme de 28 ans qui fait les marchés depuis qu’il en a 20. « J’en ai fait plein de différents, confie-t-il. Pour moi, Saint-Denis, c’est le meilleur ! » Les mardis, vendredis et dimanches, le marché de Saint-Denis (Seine-Saint-Denis), avec ses quelque 350 stands, attire jusqu’à 120 000 personnes par semaine qui viennent de Seine-Saint-Denis mais aussi du nord des Hauts-de-Seine ou du Val-d’Oise. Ce qui en fait le plus grand marché d’Île-de-France. Affairé, Salaoui étale ses joggings huit-ans et ses sweats rose bonbon à deux pas de la halle, le cœur battant du marché, réservée à l’alimentation. Y pénétrer, c’est basculer dans un théâtre.
Un marché plus que centenaire
« Belle marchandise, beaux vendeurs ! », crie un marchand de volaille, goguenard, un poulet dans chaque main. Belle halle en tout cas. 1893, 225 mètres de long, faite de poutres et de rivets comme la tour Eiffel, dont la construction fût achevée quatre années plus tôt. « C’est une cathédrale commerciale », glisse Mathieu Glaymann, petit-fils de primeur, qui me fait visiter cette « ville dans la ville », comme il l’appelle. « À l’époque, les architectes s’inspiraient de l’architecture religieuse, ce qui explique la hauteur, précise-t-il. On voit bien que la partie supérieure n’a pas d’utilité mais c’est beau ! Cette halle est majestueuse ! »
Mathieu Glaymann est codirecteur de la Régie de quartiers de Saint-Denis, une entreprise d’insertion dont l’une des missions est de collecter et de transformer les cartons et les cagettes récupérés sur le marché qu’il connaît comme sa poche. Un marché avec ses grands personnages comme René Kersanté, maraîcher qui va sur ses 80 ans mais qui a longtemps cultivé salades, oignons et radis dans la dernière ferme de Seine-Saint-Denis à trois kilomètres de là. Ses grands-parents sont arrivés de Bretagne il y a plus de cent ans et ont acheté, comme des dizaines d’autres Bretons, quelques lopins de terre à cultiver. René est né là, à la ferme. Il n’est pas resté bien longtemps à l’école mais, avant de partir, faisait rire sa classe en expliquant à son maître d’école qu’il n’avait pas fait ses devoirs parce qu’il devait « biner du céleri-rave ».
Aujourd’hui, il a vendu ses terres, qui continuent de produire fruits et légumes tout en abritant une programmation culturelle, mais sa fille a repris le flambeau dans son exploitation du Val-d’Oise et alimente le stand Kersanté. Mathieu me présente une autre vedette du marché, Djamila Hadji, énergique patronne des Délices de Biskra, la ville de ses parents aux portes du Sahara algérien. Sur son stand, elle propose des plats du Maghreb et aussi du Sénégal, pays du père de sa fille, comme les ragoûts tiep et mafé. Son plat signature, elle le nomme la « biskra », une délicieuse galette de blé farcie d’une sorte de ratatouille qu’elle vend 1 €. Djamila est née en Seine-Saint-Denis, à Saint-Ouen. « J’ai commencé à travailler sur le marché avec mon grand frère à 12 ans. On était les seuls Arabes à l’époque ! » se souvient-elle. C’étaient les années 1970. Quand la famille s’installe à Saint-Denis, elle a 16 ans et commence aussitôt à travailler au marché. Elle ne l’a jamais quitté depuis.
« Ici, pour moi, c’est un cinéma ! Aucun jour ne se ressemble ! »
Les jours de marché, elle se lève à 2 heures du matin pour y être à 4 h 30. « J’ai la chance de ne pas avoir besoin de dormir beaucoup », confie-t-elle. Et, à 63 ans, elle a toujours autant la pêche. « Je kiffe le marché ! Ici, pour moi, c’est un cinéma ! Aucun jour ne se ressemble ! » Un jeune prénommé Moncef, qui fait la queue pour une biskra, est tout aussi enthousiaste. « C’est multiculturel, c’est safe, on se sent bien ici, résume-t-il. Si tu n’as pas la possibilité de voyager, tu te promènes de stand en stand et tu fais le tour du monde ! »
Il est maintenant 10 heures. Je croise Manu, père de trois enfants. Il fait ses courses ici toutes les semaines depuis 19 ans. « Pratiquement tout ce que je mange vient d’ici parce qu’ici je sais ce que j’achète. Il y a pas mal de producteurs locaux. » Je le rencontre devant un stand proposant poulets et œufs de la ferme. Des clients tendent leurs bouteilles d’Évian vides pour qu’on les remplisse de lait cru. « Sur le marché, ce n’est forcément bio mais c’est sain. Et puis c’est pas cher. Dans les supermarchés on voit vraiment la différence de prix à cause de l’inflation. Ici, il y a eu une petite augmentation mais j’arrive à m’en sortir avec à peu près le même budget mensuel qu’avant. » Et puis il y a de vraies affaires à faire, me livre-t-il. « Parfois, il y a des livraisons de poisson vraiment pas cher. On peut nourrir une grande famille pour dix euros sans problème. Prenez l’exemple de la boucherie qui est derrière. Ce n’est pas de la super qualité mais il y a un rapport qualité-prix qui est démentiel. La queue fait tout le tour à partir de 8 heures du matin. Ça n’arrête pas. Le gars, il a des stocks énormes mais à 11 h 30, il a fini. Il a tout vendu. » Dans le panier de Manu pour l’instant : « Carottes, navets, poireaux, butternuts, endives, poulet, œufs… mais j’ai pas fini ! »
Le marché appartient à ceux qui se lèvent tôt
Pour certains, l’astuce, c’est de venir tôt. Dès l’ouverture, vers 8 heures. À partir de 10 heures, il y a trop de monde, dixit Manu. « On fait trop la queue, on n’a pas le temps de discuter avec les commerçants. Et puis ceux que je fréquente ne se fournissent pas forcément à Rungis. Ils ont des quantités limitées, donc si je viens tôt j’ai plus de choix. » Mais, pour ceux qui cherchent les meilleures affaires, il s’agit au contraire de venir tard. « Les primeurs, les bouchers, les poissonniers… ne veulent vraiment pas remballer, m’explique Mathieu Glaymann. Ils vont donc essayer de tout vendre. Si vous demandez 1 kg de poisson à la fin du marché, on vous fera un prix si vous en prenez 2 ».
Voilà que je recroise Manu à la charcuterie dont plusieurs clients m’ont dit du bien et où la charcutière l’appelle par son nom. « La classe ! », lui soufflé-je. Il sourit modestement. « Ici, on a ses petits réseaux… »
Infos pratiques : marché de Saint-Denis, place du 8-Mai-1945, Saint-Denis (93). Les mardis, vendredis et dimanches. Accès : métro Basilique de Saint-Denis (ligne 13). Plus d’infos sur ville-saint-denis.fr
Lire aussi : Virée au marché de Versailles, l’un des plus beaux de France
Lire aussi : L’appétit du Grand Paris pour les « halles food »
Lire aussi : À Versailles, le Petit Bouillon fait boire la tasse à l’inflation
17 janvier 2024 - Saint-Denis