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Une trentenaire écrit le Sex and The City du Grand Paris à l’heure #MeToo

Amoureux dans les allées des Buttes-Chaumont à Paris / © Hurock24 (Creative commons / Flickr)
Amoureux dans les allées des Buttes-Chaumont à Paris / © Hurock24 (Creative commons / Flickr)

Dans la série Sex and The City, l'héroïne Carrie Bradshaw décortiquait les relations entre hommes et femmes à New York au tournant du XXIe siècle. Vingt ans plus tard, l'auteure Émilie Lézénès nous plonge cette fois dans le décor du Grand Paris à l'heure de #MeToo et du Covid-19 avec son premier roman "Les Bleus d'Elsa", qui met en scène une trentenaire divorcée, femme libre, sensuelle et passionnée. Enlarge your Paris s'est entretenu avec elle et publie les premières pages de son livre en quête d'un éditeur.

Comment qualifier Les Bleus d’Elsa ? Un récit autobiographique ? Un portrait générationnel ? 

Émilie Lézénès : Un peu des deux. Je dirais que c’est le portrait d’une génération, d’une époque aussi. Le décor, c’est Paris, les personnages, une bande de copines trentenaires qui se questionnent sur ce qu’est la rencontre amoureuse aujourd’hui. Le point de départ, c’est vraiment celui-ci : s’interroger sur la rencontre avec l’autre, parce que ce n’est vraiment pas évident.

Qu’est-ce qui n’est pas évident ?

Être confrontée aux difficultés qu’ont certains partenaires à s’attacher. Je crois que cela tient au fait que nous avons peur d’avoir mal. Or tomber amoureux, c’est prendre le risque de s’exposer, de se blesser. Si on ne se lance pas, l’amour a peu de chances d’éclore. Et puis les applis de rencontres ne facilitent pas la donne. En exergue du roman, je fais référence à l’essai La fin de l’amour de la sociologue Eva Illouz. C’est tellement ça ! Les applis nous mettent face à l’immensité des possibles. On swipe en se disant qu’on peut toujours trouver mieux. On ne laisse pas assez à l’autre la chance de dire qu’il est.

Vous estimez aussi que c’est plus compliqué pour les trentenaires parce qu’il y a moins de lieux de sorties qui leur sont dédiés…

Quand on a la trentaine, on fait des dîners, des restos, des expos. On fonctionne pas mal en vase clos, dans notre cercle amical. Mais des endroits où on est debout, où on danse, où on se rencontre, il y en a finalement très peu ! Et passé 35 ans, on n’a pas forcément envie d’aller en boîte. Alors si, il y a les guinguettes Rosa Bonheur, mais après ? En termes d’opportunités de rencontres, l’offre n’est pas fantastique. 

D’autant que votre héroïne se trouve confrontéE à la catégorie du PP. Vous pouvez nous expliquer ce que c’est ?

Le PP, c’est le Pas Prêt. Cela peut être un homme ou une femme. Le PP se subdivise en plusieurs catégories. Il y a le PP qui n’a pas envie de se caser. Il a envie de profiter. Grand bien lui fasse mais il faut le dire ! Or il ne le dit jamais, ni au premier, ni au deuxième, ni à la troisième date. Sachant qu’il n’y aura pas de quatrième rencontre. Et puis il y a le PP qui ne sait pas forcément qu’il l’est. Il sort d’une histoire douloureuse et relance un peu trop tôt la machine. Ou alors il ne sait pas trop ce qu’il attend d’une histoire parce que lui-même ne se connaît pas assez, n’a pas sondé ses envies. Or quand on est PM (Prêt Maintenant), se retrouver face à un PP, c’est compliqué !

Est-ce que vous pensez que le fait de vivre dans une grande ville complexifie encore davantage la rencontre et l’engagement ?

Ce n’est qu’une intuition, mais oui, je pense que cela rend les choses un peu plus âpres, en raison de l’anonymat propre aux grands centres urbains. Dans une petite ville, si un date se comporte mal avec vous, il peut y avoir sanction, parce que vous avez des relations communes, par le boulot, le cercle amical… Dans une grand ville, je pense qu’on peut mal se comporter indéfiniment sans que cela ne vous soit jamais reproché.

Vous ne pensez pas que #MeToo fait quand même bouger les lignes des relations homme/femme ? Qu’on est en train de tâtonner pour trouver de nouvelles façons d’aimer ?

Eh bien tâtonnons ensemble ! Discutons, partageons, faisons-nous lire ou écouter des choses ! Par exemple, c’est un ami qui m’a fait découvrir le podcast Les couilles sur la table. Je suis en couple depuis quelques mois et, avec mon amoureux, on parle tout le temps. On n’est pas forcément d’accord, mais ce n’est pas grave. L’essentiel, c’est qu’il y ait débat, communication. Après, ne nous leurrons pas. #MeToo n’a touché qu’une partie de la population française. Il y a encore beaucoup de gens qui n’ont pas forcément envie de se poser de questions sur les rapports homme/femme. D’autant qu’il existe encore de nombreux tabous liés à la sexualité féminine.

Auxquels pensez-vous ?

Coucher le premier soir, prendre du plaisir sans être amoureuse, avoir plusieurs plans cul réguliers… Autant de choses qui suscitent encore beaucoup de jugements, même chez des personnes qui s’estiment éclairées. Et en même temps, on voit bien que la nouvelle révolution féministe qui est en cours a libéré la parole sur le corps, les règles…

Du coup, vous êtes plutôt optimiste ou pessimiste concernant l’évolution de la rencontre amoureuse ?

C’est difficile de répondre. Plutôt que de parler de pessimisme ou d’optimisme, je préfère dire que j’ai beaucoup d’espoir. 

Extrait Les Bleus d’Elsa, d’Émilie Lézénès

Son corps est recouvert de bleus inexpliqués. Parfaits bilans sanguins, consultation  dermato en vain. Nul ne saurait justifier que sur les jambes, les fesses et les bras d’Elsa  apparaissent et grandissent des hématomes à l’hypnotisante couleur violacée. Certains  commencent à prendre une teinte plus jaune, ils dessinent sur sa peau des motifs étonnants,  des paysages vallonnés.  

 Si les médecins ont renoncé, tentant de rationaliser ce qui ne peut l’être (elle a dû se  cogner pendant la nuit, un insecte l’a piquée…), Elsa sait ce qu’ils signifient.  

Tu m’as abandonnée, mon amour. La douleur de ton absence fait éclater mes vaisseaux,  mon cœur n’est plus irrigué par ta voix, par tes caresses, par ton regard. Oui, tu me  contemplais les yeux grands ouverts, tu m’avais choisie pour mon esprit libre, mes passions,  mon corps désirant, mon immense appétit du monde et des autres. Sans tes mains, je me sens inerte porcelaine imbécile.  

Un peintre mène son travail en silence. Il aurait pu choisir de plier Elsa en deux pour une pose de plusieurs semaines, dos courbé, nerfs noués, anti-inflammatoires et kiné obligatoires. Il a voulu qu’éclatent les couleurs du deuil, par-delà la transparence des larmes qui ne cessent de se déverser, matin et soir, sur les joues de sa muse, au-delà du noir du  mascara qu’elle n’ose même plus porter. Au bureau ou dans les soirées l’effet du visage démaquillé par les pleurs n’est pas souhaité. L’artiste a choisi une palette plus vive, un angle innovant pour témoigner d’une souffrance inédite. Beaux tatouages de solitude retrouvée. Elsa s’observe dans le miroir, scrute l’évolution de cette manifestation chatoyante de sa vulnérabilité absolue face au départ d’Alexandre. Alex, son loup, son bel insomniaque, dont elle était tombée amoureuse après plusieurs semaines de relation légère, sans enjeux autres que s’écouter, se donner du plaisir et rire ensemble. Leur rire extraordinaire de complicité et la tendresse l’avaient désarmée. Prise à son propre jeu sans engagement et sans promesse de plus tard, sinon le prochain rendez-vous.  

Elle se regarde nue, elle voit les cheveux ternis, les cernes de l’impossibilité de s’endormir sans le torse d’Alexandre collé à son dos, ou au moins sa présence à venir, ses seins toujours ronds et doux, ses hanches inutiles, ses fesses un peu amaigries. Quand elle est malheureuse, elle éprouve certaine difficulté à manger, quand d’autres se gavent pour combler le manque.  

 Oh comment as-tu pu quitter mes seins que tu adorais ? 

Elle est captivée par les taches bleues, jaunâtres, presque vertes, étalées sur ses mollets de danseuse, l’extérieur de ses cuisses, le creux de ses reins où il aimait tant faire courir sa langue, ses épaules finement ciselées. Le peintre continue sa mission, persiste dans l’élaboration de sa toile, chef-d’œuvre d’une femme en lambeaux.  

Alexandre. Encore un homme pas prêt… Pas prêt pour la grande aventure de la vie à deux dans un Paris qui regorge de poussettes et de célibataires, de tentations et d’applis géolocalisées, d’appartements trop petits pour familles nombreuses, de studios aux loyers monstrueux pour étudiants fauchés ou jeunes diplômés payés au Smic, de nouvelles pistes cyclables qu’ils aimaient parcourir ensemble. Paris, cette ville qu’Elsa vénère comme une  déesse, ses théâtres, ses berges, ses îlots de verdure au détour d’une grande avenue, Paris qu’elle hait comme une prison depuis la séparation.  

Je me cogne à nos souvenirs dès que je me promène, je passe devant le petit bar qui ne paie pas de mine, où nous buvions toi des pintes moi des verres de blanc entre deux baisers indécents, devant la salle de spectacles où je t’avais fait découvrir Preljocaj mon chorégraphe préféré, à côté des Grands Voisins et de nos débats mémorables, sur le trajet du boulot que tu avais fait avec moi la première fois que j’avais affronté la peur de circuler à vélo. Rectification : je me cogne à mes souvenirs. Chacun les siens.  

Elsa a jeté la brosse à dents d’Alexandre dès le lendemain de la rupture. Trop douloureux  de voir cette intimité flagrante, ce signe de nuits et de matins qui se renouvelaient, de plus en plus rapprochés. Mais maintenant elle a mal de regarder sa brosse à dents esseulée. Insoutenable de songer que jamais plus ils ne dormiront ensemble, jamais plus son odeur dans le lit, le goût des cigarettes et du café sur ses lèvres, ses mains à la callosité de cycliste mais douces si douces, explorant le moindre centimètre carré de son corps offert. Jamais plus les éclats de voix, les dialogues enflammés, les fous rires que semblaient envier les autres sur les terrasses. Comme ce couple qui s’ennuyait copieusement et les fixait d’un air ahuri, mi dérangé peut-être mi fasciné par le spectacle involontaire de la joie des retrouvailles après quelques jours d’absence. Elsa les avait plaints à demi, glorieusement insouciante dans le bonheur d’écouter, de boire les paroles à la bouche d’Alexandre, de l’interrompre seulement pour l’embrasser. Furieuse envie de lui. De le prendre par la main et de courir à perdre haleine et raison vers la chaleur de l’appartement, vers le canapé trop mou où ils s’enfonçaient, vers l’étreinte incroyable.  

C’est vrai, je n’y croyais pas, dès la première nuit, j’ai su, j’ai senti l’alchimie qui ne se produit que si rarement entre deux corps, deux inconnus, cette immédiate envie de se donner à l’autre, au plaisir que ses caresses procurent, de se mettre en quête de ce qui le fera vibrer. Oui, Alexandre, tu as ouvert sans que je m’y attende mon sexe à une jouissance nouvelle, tes gestes n’avaient aucun objectif de performance, aucune ambition sinon de découvrir ce que j’aimais, ce qui me faisait gémir, et ta langue et tes doigts m’ont étourdie de désir, et nous avons trouvé notre rythme, cœur qui s’emballe respiration accélérée regards incandescents tu m’as pénétrée, silhouettes encastrées dans la pénombre de la chambre, merveille de sentir ton sexe en moi, mouvements lents et plus rapides, délicieuse sensation de vaciller, d’être emportés par l’océan, de nous laisser envahir par un éphémère qui nous rend si vivants.  Ton insatiable curiosité de ma peau aura duré jusqu’à la fin. Mon amour, tu n’es pas parti pour une autre, ni à cause de sentiments affadis. Tu ne t’es pas lassé de moi, de nos discussions, nos digressions infinies, de notre mise à nu. Non, tu as pris conscience que tu ne savais pas qui tu étais. Je te cite mot pour mot. Tu as besoin d’être seul pour déterminer tes vrais choix. Tes larmes se confondaient avec les miennes, coulaient le long de ma nuque  jusque dans mon dos cet horrible soir-là.  

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