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Un sociologue raconte la solidarité en Seine-Saint-Denis en pleine crise du Covid

Distribution de nourriture par l’association Amelior en Seine-Saint-Denis durant le premier confinement / © Amelior
Distribution de nourriture par l’association Amelior en Seine-Saint-Denis durant le premier confinement / © Amelior

Dans « Parole donnée. Entraide et solidarité en Seine-Saint-Denis en temps de pandémie », le sociologue Jean-François Laé raconte la façon dont ont été vécus les premiers temps d'une vie sous coronavirus dans le 93. Pour ce faire, il s'est appuyé sur les comptes-rendus de coups de téléphone passés par le conseil départemental auprès des populations les plus fragiles, sur des lettres d'habitants du 93 adressées au président de la République ainsi que sur celles d'étudiants aux services sociaux de leur fac. Sans oublier des enquêtes de terrain menées lors de distributions alimentaires ou au bas des immeubles. En résulte le portrait d'une population sur le fil mais qui, en dépit d'immenses difficultés, ne baisse pas les bras.

Pourquoi avez-vous donné à votre essai ce titre, Parole donnée ?

Jean-François Laé : Au départ, je pensais plutôt à un titre comme Compter, recompter, décompter. Car c’est ce qui s’est passé pendant cette période : beaucoup d’habitants du 93 faisaient et refaisaient leurs comptes pour voir s’ils allaient pouvoir tenir financièrement. Mais mon éditeur n’était pas convaincu. J’ai donc proposé Parole donnée parce que les témoins du livre nous confient leur parole. Et puis, la parole donnée, c’est aussi celle de l’État qui promet d’assurer les minima sociaux…

Comment est née cette enquête ?

Comme tout le monde, j’étais enfermé chez moi durant le premier confinement. Moi, ça allait, mais les autres, comment survivaient-ils ? C’est alors que le service Recherche du conseil départemental de Seine-Saint-Denis m’a contacté car il cherchait un sociologue pour analyser les comptes-rendus des appels passés aux populations vulnérables du territoire, soit plus de 20 000 en tout, traités par 300 agents. Je me suis donc plongé dans les centaines de pages de ces comptes-rendus. Et, comme mon idée était de voir comment la chaîne générationnelle vivait cette pandémie dans le département, je suis allé regarder dans le courrier présidentiel ainsi que du côté des étudiants. Si j’avais eu accès aux Ehpad, j’y serais allé aussi !

Dans votre livre, vous mettez en avant le rôle des femmes dans l’entraide, notamment au sein de leur famille…

C’est un schéma culturel ancré depuis des siècles. Dans le soutien apporté à la famille, les frères, les fils ont tendance à rapidement baisser les bras. On voit notamment beaucoup de petites-filles qui viennent en aide à leurs grands-parents qui ne parlent pas ou peu le français. Elles prennent en charge les relations avec l’administration par exemple. C’est bien, mais c’est chronophage. Dans l’après-guerre, il y avait ce qu’on appelait le soutien de famille. Celui ou celle qui aidait les siens recevait une aide financière de l’État, bénéficiait des transports gratuits. Réfléchir aux aidants et notamment aux aidantes dans le 93, ce ne serait pas inutile.

Comment expliquez-vous que, sur un territoire qui accumule les difficultés, la solidarité entre habitants se soit mise en place aussi vite ?

D’une part, il y a un maillage associatif assez fort. L’âge aussi joue son rôle [la Seine-Saint-Denis est le département métropolitain le plus jeune de France, ndlr]. Par exemple, les étudiants se sont très vite organisés pour mettre en place des distributions alimentaires. D’autre part, quand on est au bas de l’échelle sociale, on fait plus attention aux autres. Des volets qui ne s’ouvrent pas deux jours de suite, cela va interpeller les voisins. On fait davantage attention à ce type de signaux faibles, comme on les appelle. Dans les environnements plus bourgeois, on se croise sans se regarder.

Vous montrez aussi comment la crise sanitaire fait basculer des populations qui étaient déjà économiquement sur le fil…

Effectivement, si un maillon de la chaîne casse, tout s’écroule. Lorsqu’un étudiant qui s’en sort tout juste avec une bourse et une petite aide de ses parents perd son emploi, c’est catastrophique. On parle ici de personnes qui n’ont pas de réserves, pour qui, le 15 du mois, c’est déjà plié. Alors bien sûr, on le savait, mais la pandémie l’a montré avec d’autant plus de violence.

Que vous a appris la conduite de cette enquête ?

L’énorme fragilité des institutions. On l’a vu, durant la pandémie, certaines ont fermé leurs portes du jour au lendemain. Cela a été le cas des postes, par exemple. Si le virus avait tué dix fois plus, c’est tout notre État social qui était par terre ! Aujourd’hui, en 2022, les métiers doivent créer des programmes d’urgence pour les prochaines fois. Je repense à cette distribution alimentaire à laquelle j’ai assisté. Elle avait lieu au pied de la cuisine d’un restaurant universitaire. La popote se faisait à l’extérieur du bâtiment qui était absolument vide ! Par ailleurs, la pandémie a souligné que, si la révolution numérique a été formidable pour 80 % des gens, elle a été problématique pour les autres. Et ce d’autant plus quand les guichets étaient fermés et que la seule solution pour faire avancer ses dossiers administratifs ou obtenir des réponses était Internet… que tout le monde ne maîtrise pas. À la fin du XIXe siècle, on a créé des bureaux de poste un peu partout en France. Aujourd’hui, on devrait créer des bureaux informatiques où les personnes qui sont out sur le sujet pourraient être épaulées et accompagnées.

Infos pratiques : Parole donnée. Entraide et solidarité en Seine-Saint-Denis en temps de pandémie de Jean-François Laé, Éd. Syllepse, 144 p., 15 €.

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