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Pour un Grenelle de la nature en ville

Vue sur La Défense et la plaine de Montesson depuis le Grand parterre de Saint-Germain-en-Laye / © Jérômine Derigny pour Enlarge your Paris
Vue sur La Défense et la plaine de Montesson depuis le Grand parterre de Saint-Germain-en-Laye / © Jérômine Derigny pour Enlarge your Paris

Ils et elles sont philosophe, agriculteur ou encore paysagiste. Ensemble, ils réclament l'ouverture d'une réflexion de fond sur la place de la nature en ville et l'écrivent dans une tribune que publie Enlarge your Paris.

Les hypothèses autour de l’origine du virus du Covid-19, qui pourrait résulter d’une zoonose, autrement dit du passage d’une maladie dont les hôtes sont des animaux sauvages aux humains, interpelle une fois de plus l’opinion sur la dégradation des écosystèmes. Le président de la République a d’ailleurs annoncé la tenue d’un nouveau One Planet Summit en janvier 2021 à Marseille, conjointement au congrès de l’Union internationale pour la conservation de la nature, arguant du fait que « protéger les écosystèmes permet de prévenir l’apparition de pandémies comme celle du Covid-19 ».

Il est important de créer ce que certains nomment des « barrières biologiques » capables, par leur diversité, d’accueillir des écosystèmes fonctionnels, refuges pour des espèces sauvages présentes dans le milieu naturel et permettant de limiter leurs interactions avec les espaces urbanisés.

« La densité n’est socialement supportable que si elle s’accompagne d’un accès facilité à des espaces ouverts de qualité »

L’étalement est déjà remis en cause par l’objectif de zéro artificialisation nette, édicté comme une priorité par le président de la République à l’occasion du premier Conseil de défense écologique. Les villes, par leur densité, seraient donc des alliées de ce nouveau rapport au territoire, plus économe en ressources foncières et, par-là, plus respectueux des écosystèmes, dans la mesure où, bien sûr, les ressources employées pour les construire respectent les écosystèmes.

Cependant, la densité n’est socialement supportable que si elle s’accompagne d’un accès facilité à des espaces ouverts de qualité. Le départ massif de Franciliens vers leurs résidences secondaires avec davantage d’espace (près de 17 % des habitants de la Métropole du Grand Paris entre le 13 et le 20 mars) et les difficultés, pour les villes densément peuplées, à faire respecter la distanciation sociale, illustrent ces limites. En Île-de-France, les forêts, qui accueillent chaque année 11 millions de visiteurs, ont été prises d’assaut dès leur réouverture le 11 mai, où elles représentent pourtant 23 % de la superficie. Les nombreuses voix – spécialistes, médecins, politiques – mais aussi et surtout celles des citoyens, qui s’élèvent avec insistance pour lever l’interdiction d’accès aux parcs et jardins à Paris et plus largement en zone rouge, ne viennent que logiquement rappeler, s’il le fallait, qu’il s’agit d’un impératif de santé, tant physique que mentale.

« Le risque est réel de voir le rêve de la maison individuelle et son corolaire de consommation de foncier redevenir réalité »

Déjà réclamée par les citoyens, la présence d’espaces ouverts pour compenser la densité l’est plus encore au regard de la crise actuelle : les espaces extérieurs (jardins, terrasses, balcons…) sont très nettement en tête des critères auxquels les Français accordent désormais plus d’importance (81% selon l’étude Ifop x BNP Paribas Real Estate d’avril 2020). Le risque est réel de voir le rêve de la maison individuelle et son corolaire de consommation de foncier redevenir réalité. Et, avec lui, voir s’opérer une élévation des prix dans des zones de plus en plus éloignées des centres des métropoles, accentuant un peu plus les inégalités sociales entre les professions compatibles avec le télétravail et les personnes exerçant des métiers en « première ligne », qui doivent intervenir chaque jour en cœur de métropoles et de ce fait loger à leur proximité, dans une densité subie.

L’inventaire et la mise en avant des parcs et forêts aisément accessibles en transports en communs et la création de nouveaux espaces de nature, à quelques minutes à pied de chaque domicile, sont donc clés. Ce n’est pas un hasard si les promesses de plantation d’arbres de la part de candidats de tous bords, dans des villes de taille moyenne jusqu’aux grandes métropoles, ont battu des records lors de la campagne pour le premier tour des élections municipales.

« La place de la « nature en ville », sous toutes ses formes, doit être renforcée »

Les températures anormalement élevées, supérieures aux normales de saison depuis plus de 11 mois, doivent par ailleurs nous rappeler la récurrence des effets désormais tangibles du réchauffement climatique et notamment des canicules estivales, dont la durée et la fréquence sont appelées à augmenter significativement dans la décennie qui s’ouvre.
La place de la « nature en ville », sous toutes ses formes, doit être renforcée. Cette nature doit être acceptée et assumée comme un ensemble d’artefacts, dans un équilibre alliant la plus grande fonctionnalité écologique possible, tout en assurant le plus d’aménités ou services écosystémiques au bénéfice des humains.

Cette présence de nature est primordiale pour mieux vivre la densité et participer activement à la résilience des villes : îlots de fraîcheur, trames vertes accompagnant les nouvelles voies piétonnes et cyclables, plantation d’alignements d’arbres le long des voiries, création de parcs ou forêts urbaines, etc. L’arbre, climatiseur naturel le plus efficace, doit tenir une place de premier plan pour participer à l’effort collectif.

« La mise en œuvre d’îlots de fraîcheur, à l’échelle de chaque quartier, pourrait être favorisée »

Dès cet été, pour accompagner le déconfinement progressif, palier une éventuelle canicule et offrir aux citoyens métropolitains n’ayant pas la possibilité de partir en vacances des espaces de nature, la mise en œuvre d’îlots de fraîcheur, à l’échelle de chaque quartier, pourrait être favorisée, avec un maillage permettant un accès à courte distance. Il peut s’agir de dispositifs temporaires, tirant parti par exemple de l’échelle des places de parking au sol (parklets) délaissées par les vacanciers, de places publiques ou de parkings privés extérieurs. Ces îlots devront permettre, en respectant les mesures de distanciation, de s’accorder une pause déjeuner voire de travailler, pour les lieux disposant d’accès WI-FI public, dans des lieux ombragés et végétalisés.

Ces « communs de nature » peuvent être initiés par les acteurs publics mais aussi par les professionnels privés de la ville et de l’immobilier. Pourquoi ne pas ainsi aménager opportunément les parvis des lieux de flux comme les gares, les parkings des centres commerciaux et les pieds d’immeubles de bureaux de grande hauteur des quartiers d’affaires les plus minéralisés, délaissés plusieurs mois durant pour cause de confinement ?

L’urbanisme tactique est invoqué pour adapter, dans un délai très court, les voiries urbaines à des modes de déplacement doux, en particulier le vélo et la marche. A moyen terme, la diminution de la place de l’automobile devrait libérer du foncier en lanières, tout disposé à accueillir des infrastructures vertes s’appuyant sur les services rendus par le vivant (ombrage, infiltration lente des eaux, habitats pour la faune, etc.). Pourquoi ne pas, dès à présent, végétaliser une partie des linéaires cyclables créés par des dispositifs réversibles ? Pourquoi ne pas installer des dispositifs plantés et fleuris, pour favoriser des parcours piétons différenciés ? En permettant une bonne croissance des végétaux, avec la mise en place de terre ou de substrat en volume suffisant et en anticipant les arrosages goutte-à-goutte automatiques ou en favorisant les jardins de pluie, ces espaces permettent à la fois un bon développement de la vie, tout en restant réversibles et amovibles, pour accompagner les profondes mutations de l’espace urbain.

« La filière du végétal représente en France 170.000 emplois »

La filière du végétal, qui rassemble les professionnels de l’horticulture, de la fleuristerie et du paysage, représente en France 170 000 emplois, pour un chiffre d’affaires annuel estimé à 14 milliards d’euros. 70% des ventes de végétaux sont réalisées entre mars et juin pour (étude VAL’HOR réalisée du samedi 21 mars au mercredi 25 mars 2020). La perte de chiffre d’affaires, au mois de mars, était estimée à -86%. Certaines productions, comme les plantes annuelles et vivaces (ornementales, aromatiques et potagères) n’ont pas pu être écoulées et ont dû être détruites. D’autres, comme les arbres et arbustes produits en pépinières et déjà arrachés, sont en sursis. La trésorerie de nombreux établissements déjà fragiles est critique et la poursuite des mises en culture, indispensable pour satisfaire la demande des grands projets urbains, est, pour nombre d’entreprises, remise en cause.

Et si la conjugaison de la crise économique de cette filière et du besoin urgent de végétal était l’occasion d’opérer un mouvement massif de consommation locale ? Car la grande majorité des arbres plantés en villes provient actuellement de pépiniéristes allemands, belges ou hollandais.

Par ailleurs, une estimation rapide indique qu’environ 30 % des végétaux produits en pleine terre chaque année en France seraient détruits, soit parce qu’ils présentent des défauts ne satisfaisant pas les canons de la beauté paysagère, soit en raison de méventes et du coût lié à l’imposition des stocks. Et si ces invendus, plus conséquents cette année encore, étaient sauvés d’une destruction contre nature ? Et si ces arbres et arbustes « moches », à l’image du mouvement initié il y a quelques années pour les fruits et légumes, devenaient dès cet été l’emblème d’une mobilisation générale pour le verdissement « Made in France » ? Et si chaque plante moche devenait une plante unique, symbole de diversité ?

« Le « boom » du potager, de la balconnière aux jardins partagés, fait la passerelle entre la pratique amateure et les cycles de productions agricoles »

Un réel consensus naît autour de la nature en ville. Elle ne doit cependant pas devenir un alibi accessoire. Saisissons les nombreux questionnements qu’elle soulève pour enclencher un débat de fonds et inventer une ville-nature. Voici quelques thèmes de réflexion.

Les promesses électorales en faveur de la plantation d’arbres, quand elles ne sont pas soit adulées, soit vilipendées, posent partout des questions techniques : disponibilité en foncier, nature des sols (épaisseur, composition) et des sous-sols (réseaux d’eau, de gaz, d’électricité, cavités).  Outre la possibilité de cheminer dans des espaces verts, la pratique du jardinage, qui a explosé dès le début du confinement, comme celle des sciences participatives, permettent à chacune et à chacun de vivre des « expériences de nature », préalable à une meilleure connaissance du vivant et à sa protection. Certains espaces proposés à la culture participative peinent pourtant à être pérennisés, les bonnes volontés des néo-jardiniers se heurtant à un déficit de connaissance et de pratique. Comment cependant ne pas associer les citoyens à la conception d’un nouvel urbanisme végétal ? Pourquoi ne pas former des médiateurs de la nature en ville, qu’il soient jardiniers en régie ou salariés d’entreprises du paysage ?

Le « boom » du potager, de la balconnière aux jardins partagés, fait la passerelle entre la pratique amateure et les cycles de productions agricoles. Demain, elle pourrait bien revêtir à nouveau une fonction de subsistance pour une partie de la population. De même que le plan « De la fourche à la fourchette » de la Commission européenne, qui a récemment été publié conjointement au nouveau cap pour la biodiversité, pourquoi ne pas penser en résonnance la politique d’espaces verts et la politique agricole et alimentaire des territoires urbains, de l’agriculture urbaine aux synergies avec les territoires ruraux ?

« Nous le savons désormais, la ville de demain sera verte, ou ne sera pas »

La décennie 2010 a été marquée par la multiplication des dispositifs dits de végétalisation. L’échelle de l’ilôt bâti, apanage des professionnels de l’immobilier et de la construction, a initié sa mue, accélérée par les cahiers des charges des appels à projets. Certains ouvrages dépérissent faute de maintenance suivie, parfois en raison de la fragilité du modèle économique des startups  qui les avaient initiés, ajoutant à l’ire de partisans de dispositifs low-tech.

Le confinement a permis le déconfinement de la nature, peut-on lire depuis plusieurs semaines. Certains qualifient le développement de végétaux spontanés ou le retour des oiseaux de reconquête, quand d’autres pointent les dangers d’une trop grande proximité d’une faune non désirée avec les zones habitées. Le vert est un accessoire de bonne conscience qui coûte cher pour certains, quand l’inaction coûte plus que cette ligne qui grève finalement peu les budgets, pour les autres. Le temps de la nature est long. La contractualisation annuelle de sa gestion est un non-sens.

D’autres assertions et interrogations pourraient compléter cette liste déjà longue. Les décisions et les actions collectives doivent se fonder sur les connaissances scientifiques, confrontées à la vision des concepteurs et au retour d’expérience des praticiens. Et si une réflexion partagée entre acteurs de l’immobilier, aménageurs et collectivités, avec l’appui des professionnels du paysage, des associations naturalistes et des scientifiques était initiée sur les conditions techniques, sur les meilleurs leviers d’implication des populations et le financement, à l’investissement et dans le temps long ? Nous le savons désormais, la ville de demain sera verte, ou ne sera pas.

Nous allons vivre dans les prochains mois de violents effets de la crise économique et un calendrier électoral chargé. Le sujet du rapport entre le vivant et la ville ne peut être l’objet d’un consensus mou et poli, mais doit bien être au cœur des stratégies urbaines. Il ne s’agit pas ici d’imposer une pensée, de prétendre révolutionner l’avenir des villes, de délivrer des solutions si évidentes qu’elles n’ont que peu été mises en œuvre, ou encore de contribuer mieux que d’autres au fameux « après » âprement discuté, pas plus que de défendre les intérêts particuliers d’une filière. Il s’agit de relayer une demande sociale criante, de rappeler des impératifs environnementaux et de partager des questionnements. Pour agir à court terme et co-concevoir des solutions durables et économes, convoquons un Grenelle de la nature en ville !

Les signataires : Michel Audouy, paysagiste-concepteur et secrétaire général de Val’hor, Jean-Marc Bouillon, président du Fonds de dotation Intelligence nature, Pierre Darmet, directeur marketing et innovation Les Jardins de Gally, Xavier Laureau, agriculteur, entrepreneur et co-gérant Les Jardins de Gally, Chiara Santini, historienne des jardins et enseignante à l’Ecole nationale supérieure du paysage de Versailles, Jean-Philippe Siblet, attaché au Muséum national d’histoire naturelle, Marion Waller, philosophe et auteure d’Artefacts naturels, Paul Jarquin, président de Francilbois, Céline Laurens, déléguée générale de Francilbois, Gilles Galopin, enseignant chercheur à Agrocampus Ouest / L’Institut Agro

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