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L’urbanisme tactique, une autre façon de faire la ville à rebours de la planification

A l'heure où de nouvelles pistes cyclables sont apparues en Île-de-France afin d'accompagner la phase de déconfinement, Paul Lecroart, urbaniste à l'Institut Paris Region, dresse un tour d'horizon des expérience d'urbanisme tactique en remontant jusqu'à la "Ciclovía" mise en oeuvre depuis 1974 à Bogota et ancêtre de "Paris respire".

La piste cyclable temporaire mise en place pour se rendre à La Défense est l'un des exemples d'urbanisme tactique déployés suite au déconfinement dans le Grand Paris /  © Collectif vélo Île-de-France
La piste cyclable temporaire mise en place pour se rendre à La Défense est l’un des exemples d’urbanisme tactique déployés suite au déconfinement dans le Grand Paris / © Collectif vélo Île-de-France

Paul Lecroart, urbaniste à l’Institut Paris Region

L’art de bâtir les villes emprunte parfois à l’art de la guerre. Le concept de « planification stratégique » est apparu dans les années 1990 comme réponse coordonnée à la crise urbaine née de la désindustrialisation : mettre autour de la table les grands acteurs publics et privés pour partager un diagnostic, une vision et des priorités, visant à concentrer les investissements sur les projets les plus à même de catalyser la régénération. Les « plans stratégiques » ont aidé Barcelone, Birmingham, Copenhague, Lyon, Turin ou Pittsburgh à se relancer. À Bilbao, le fameux « effet Guggenheim » peut être vu comme un volet tactique d’une stratégie portée depuis 1992 par l’association Bilbao Metropoli-30. Aujourd’hui, la pensée stratégique tend à s’insérer dans le processus d’élaboration de plans directeurs à long terme. Mais tout stratégique qu’ils soient, plans et grands projets top-down sont lents à se concrétiser dans les quartiers et répondent mal aux attentes de leurs habitants.

Le tournant des années 2000 en Europe et aux États-Unis voit des citoyens-activistes se réapproprier les espaces délaissés de la ville automobile ou post-industrielle. Objectif : réactiver des lieux oubliés en stimulant des usages inédits par l’occupation éphémère, l’expérimentation in situ et l’événementiel festif. Principes : des actions à petite échelle, rapides, légères, low-tech. Ingrédients : du design, une pincée d’humour et… une maîtrise des réseaux sociaux.

« Ce pop-up urbanism emprunte à « l’acupuncture urbaine », déployée dans les années 1980-1990 dans les favelas de Curitiba »

Ce pop-up urbanism emprunte à « l’acupuncture urbaine », déployée dans les années 1980-1990 dans les favelas de Curitiba par son maire, Jaime Lerner. Comme pour la médecine chinoise, il s’agit de « faire réagir la ville en donnant un petit coup de pouce à certaines zones pour aider à la guérison et créer une réaction en chaîne ». Qualifiées d’« urbanisme tactique » par Mike Lydon en 2012, les « actions à court terme pour un changement à long terme » s’inscrivent aussi dans l’histoire des luttes urbaines.

Au début des années 2000, villes et métropoles saisissent le potentiel de ces méthodes pour végétaliser les rues ou y stimuler des usages plus créatifs que celui d’y garer une voiture. Avec la crise de 2008-2009 et la réduction des budgets publics, le besoin d’agir vite et à faible coût pousse les collectivités, citoyens et « urbartistes » à se rapprocher pour innover dans tous les domaines.

Bogota, Ciclovía

Bogota est la première ville à pratiquer la fermeture temporaire de grands axes comme outil de politique urbaine : 120 km de boulevards sont réservés les dimanches à un à deux millions de cyclistes, patineurs, joggeurs et promeneurs, transformant la ville en un parc géant. Initié par un collectif en 1974, géré par le service des sports et loisirs depuis 1995, Ciclovía est le fer de lance d’une stratégie d’éco-mobilité et de santé publique qui fait des émules dans plus de soixante villes, dont Buenos Aires, Cape Town, Lima, Los Angeles, Melbourne, Mexico, Miami, Rio, Santiago, Sao Paulo… et Paris.

Los Angeles, River Revitalization

Lorsque, en 1986, Lewis MacAdams, poète et activiste, crée l’association Friends of the Los Angeles River (FoLAR), il sait que revitaliser le fleuve de Los Angeles est une mission presque impossible. Canalisé, pollué, inaccessible, ce cours d’eau de 80 km, qui traverse quatorze municipalités, est une vraie poubelle. Avec une poignée de volontaires, il lance des campagnes de nettoyage, des petits projets, et lève des fonds pour financer à la fois une action en justice, des études et du lobbying. Ces actions aboutissent en 1996 à l’approbation par le Comté d’un plan directeur de restauration. En 2007, vient ensuite  l’adoption par la ville du LA River Revitalization Masterplan. Enfin en 2014, 1,1 milliard de dollars sont débloqués pour la restauration de l’écosystème fluvial et sa valorisation urbaine et récréative. FoLAR change le regard des Angelenos sur « leur » fleuve et inspire des projets à New York (Bronx River Greenway), Séoul (Cheonggyecheon River Restoration) et en Île-de-France (Les Amis de la Bièvre).

Amsterdam, Blijburg Beach

En 2003, les premiers logements du quartier IJburg sortent de terre, en même temps que la ligne de tramway les reliant au centre-ville. Problème : personne n’a envie d’habiter dans cette « ville nouvelle » prévue pour 45 000 habitants et construite sur des îles artificielles battues par les vents de sable. Tactique : la ville installe une plage pour l’été avec un beach café. L’endroit devient vite un lieu « branché » d’Amsterdam et relance la commercialisation des premiers lots et appartements.

San Francisco, Pavement to Parks

En 2005, trois designers de San Francisco (Rebar Group) occupent provisoirement une place de parking avec un « micro-parc » (des palettes, une pelouse synthétique et un banc !). « Le changement est trop lent dans les administrations, alors on a décidé de faire nous-mêmes » explique Matthew Passmore, l’un des mousquetaires du groupe. Postée sur Internet, l’action rencontre un grand succès. En 2011, Park[ing] Day, journée mondiale de réappropriation des rues, donne lieu à 935 initiatives dans 162 villes, dont une centaine en Île-de-France. Elle inspire les programmes d’espaces publics augmentés de Pavement to Parks et Street Plazas à San Francisco (70 lieux traités en 10 ans) et le projet Parklets à Paris (2019).

New York, Plaza Program

Lancé en 2009 par Janette Sadik-Khan, au département Transports de New York, l’aménagement tactique de Times Square est un électrochoc. En une nuit, ce carrefour routier de Manhattan se métamorphose en un salon de plein air à l’aide de peinture, de pots de fleurs et de transats (le mobilier prévu n’était pas prêt !). Succès immédiat.  Piétons et cyclistes y trouvent confort et sécurité, le trafic est fluidifié. Testé durant six ans, il préfigure l’aménagement final de 2015. Appliquée partout à New York, la formule permet de reconquérir à peu de frais soixante placettes en sept ans. Elle est adoptée depuis par Paris (« Réinventons nos places »), Montreuil et d’autres territoires d’Île-de-France.

Paris, Pionniers du Grand Paris

En proposant dès 1994 de restaurer les berges de Seine entre Issy et Sèvres et d’en encourager les usages (jardinage, expositions, promenade), l’association d’insertion par l’écologie urbaine Espaces initie un processus qui conduit en 2010 les élus des Hauts-de-Seine à renoncer à un projet de voie rapide. Celui-ci est remplacé par un boulevard paysager, mieux intégré au site (Vallée Rive Gauche, inauguré en 2018). À Paris, la fermeture dominicale de la voie Georges Pompidou en 1995 par le maire, Jean Tibéri, a-t-elle été tactique ? En tout cas, elle a ouvert la voie à la piétonisation d’une partie des berges, estivale d’abord, en 2002 avec Paris Plages, puis pérenne (mais réversible) à partir de 2013-2017, avec le Parc des Rives de Seine. À Montreuil, dès 2009, le festival annuel « La voie est libre », sur l’autoroute A186, est pensé comme un outil de co-construction d’un futur urbain alternatif pour les Hauts-de-Montreuil.

« À rebours de l’urbanisme technocratique des grands ensembles et des autoroutes urbaines, l’accent est mis sur le processus collectif de fabrique d’une ville ouverte aux évolutions sociétales »

Les approches tactiques participatives s’intéressent à la réinvention de « biens communs » (rues, places, autoroutes ou rivières). Elles entrent en résonance avec les initiatives culturelles de valorisation éphémère de parcelles privées en friches, qui fleurissent depuis les années 1990 à Berlin, Leipzig, Amsterdam ou Paris, ouvrant la voie dans les années 2010 à ce que l’on qualifie parfois d’« urbanisme transitoire », l’activation de l’entre-deux temporel entre occupation initiale (souvent industrielle) et aménagement définitif, les usages transitoires pouvant fertiliser le projet urbain.

Pourquoi ces approches émergent-elles aujourd’hui comme des outils d’urbanisme à part entière ? Tout d’abord, elles répondent à une certaine crise de la planification, perçue par les citoyens comme trop verticale, trop lourde, trop lente à changer le cadre urbain, dans un contexte où les modes de vie, les pratiques et l’économie évoluent sans cesse et de façon protéiforme. D’où parfois d’ailleurs des projets qui, à peine réalisés, sont déjà obsolètes dans leur conception. À ceci s’ajoute un doute quant à la capacité des grands projets et des montages publics-privés « clés-en-mains » à répondre aux aspirations « ici et maintenant » des citadins, surtout les moins favorisés.

Ensuite, un besoin de tester des solutions innovantes. À rebours de l’urbanisme technocratique des grands ensembles et des autoroutes urbaines, et de l’urbanisme figé des plans de masse des investisseurs, l’accent est mis sur le processus collectif de fabrique d’une ville ouverte aux évolutions sociétales. Dans le contexte des transitions environnementales, sociétales et technologiques en cours, l’urbanisme tactique collaboratif propose une méthode expérimentale de recherche de solutions pratiques et réversibles, pour un développement plus durable. Initiées au départ par des individus à fort capital social, ces méthodes sont en passe de trouver une place dans la palette ordinaire des politiques urbaines articulant vision, stratégie, tactique, grands et petits projets.

Enfin, l’accélération de la circulation des expériences et des modèles. On reconnaît aux citoyens la « maîtrise d’usage » de leur espace de vie. On voit qu’ils ont la faculté d’imaginer des futurs possibles pour leur métropole, comme l’a montré l’urbaniste Zef Hemel, avec l’élaboration du plan Amsterdam 2040. Grâce aux réseaux sociaux, ils peuvent rapidement mobiliser des ressources pour tester des idées à l’échelle de leur quartier, d’une vallée, voire d’une région. Cette intelligence collective distribuée, nourrie par l’arpentage, l’expérimentation in situ, les ateliers collectifs et les outils de visualisation partagée en temps réel, va-t-elle transformer chacun de nous en l’un des « 7 milliards d’urbanistes » pour reprendre la formule de l’architecte Alain Renk ?

A télécharger : Le cahier « Les villes changent le monde » sur institutparisregion.fr

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