
Qu'est-ce que le projet du canal Seine-Nord Europe, chantier fluvial censé relier la Belgique aux portes de l'Île-de-France ? Réunis en collectif, des chercheurs de l'Université technologique de Compiègne (UTC) alertent sur ce chantier par une tribune chez nos collègues de Reporterre pour demander un « moratoire » sur ce projet. Nous avons contacté deux membres de ce collectif, Frédéric Huet, maître de conférences en sciences économiques travaillant sur les modèles soutenables, et Stéphane Crozat, enseignant-chercheur travaillant sur la socio-économie et les modèles low tech, pour comprendre les enjeux de ce chantier.
Pouvez-vous nous présenter le projet du méga-canal Seine-Nord ?
Stéphane Crozat : Tout d’abord, il faut préciser que l’UTC, notre école d’ingénieurs, est très liée aux sciences humaines. Elle défend l’idée de former des étudiants en sciences techniques, mais aussi d’adopter une posture critique face à ce que l’on construit. Aussi, nous ne représentons pas toute l’UTC, les étudiants et enseignants questionnant le chantier du canal Seine-Nord Europe. À l’origine, on se questionnait sur la pertinence de ce projet, à l’heure où l’on défend de plus en plus la low tech, l’opposé total de ce canal. Puis on a commencé à remettre en question beaucoup de ses arguments de légitimité, notamment sur sa nécessité, sur la création d’emplois promis et sur son impact environnemental.
Frédéric Huet : Il s’agit d’un projet évoqué depuis les années 80, qui voit plus concrètement le jour depuis deux ans et demi, et qui est censé créer une nouvelle liaison fluviale entre Compiègne et Aubencheul-au-Bac dans le Nord, permettant de relier le Bassin parisien, la Belgique et les Pays-Bas. Or un canal existe déjà à cet endroit. Il a été conçu pour accueillir des péniches de 900 tonnes, mais pas les nouvelles péniches de 4 400 tonnes. L’idée est donc d’allonger et d’élargir le canal, dans des proportions gigantesques.
Pourquoi avoir signé une tribune pour le dénoncer ?
Stéphane Crozat : Le canal devrait atteindre 54 m de largeur et 107 km de long. Trois ponts volants sont prévus pour le faire passer au-dessus de la vallée de la Somme, soi-disant pour protéger cette zone, mais un tel projet aura forcément un impact négatif. Il nécessite la création de 7 écluses, d’une retenue d’eau de 14 millions de m3 – soit 5 600 piscines olympiques –, et dégagera 78 millions de mètres cubes de déblais, soit 10 fois ce qu’il a fallu pour construire le tunnel sous la manche.
Frédéric Huet : Il y a vraiment une échelle démesurée, une idée de gigantisme dans ce projet et un fort décalage entre ses impacts écologiques et politiques et le peu de débat qu’il suscite chez les citoyens. On parle quand même d’un investissement de 8 milliards d’euros – qui va probablement atteindre les 10 milliards –, avec beaucoup d’argent public. On a longtemps pensé que ce projet fluvial serait moins polluant, or ce n’est pas tout à fait vrai.
Que répondre face à certains arguments de légitimité du chantier ?
Frédéric Huet : En termes de légitimité écologique du canal, les résultats ne reposent que sur l’impact carbone. Il est avancé que le canal va désengorger les routes des camions, car les marchandises seront transportées sur l’eau. Or, c’est un trajet unique, il faut bien des camions pour acheminer les marchandises aux différents ports. Il faut comprendre que ce projet est un rêve daté des années 80, où on ne parlait que du béton et d’impact carbone, sans inclure l’impact des travaux sur la biodiversité. Mais on sait aujourd’hui que celui-ci peut être encore plus grave : si la biodiversité s’écroule, c’est notre capacité à nous nourrir qui s’écroule avec. Ce projet met en péril 300 espèces naturelles, et aucune des mesures de compensation, notamment en recréant des marais, ne permet de les sauver. On ne peut pas juste délocaliser un écosystème qui a mis des décennies à se construire.
Stéphane Crozat : Et puis, recréer un canal alors qu’il en existe déjà un est très discutable : pourquoi le canal du nord de l’Oise n’a pas juste été rénové en conservant les infrastructures existantes ? On n’a aucune certitude que ce nouveau canal soit plus emprunté à son ouverture en 2032. Il faudrait pour cela que de nombreuses entreprises acceptent de payer les taxes et péages assez coûteux qui rembourseront les frais du chantier, et il est possible que cela en décourage beaucoup. En ce qui concerne la création de millions d’emplois promis, là non plus on n’en sait rien. À court terme, beaucoup d’ouvriers vont être mobilisés sur le chantier, mais on aura peu d’emplois à fortes compétences. De plus, le secteur logistique s’automatise énormément avec l’IA, donc il ne risque pas d’y avoir un essor de l’emploi à long terme.
Quelles conséquences ce canal peut-il avoir sur l’Île-de-France ?
Frédéric Huet : Le méga-canal va avoir un impact en amont et en aval du Bassin parisien, puisqu’il faut évidemment transformer les voies navigables existantes pour accueillir les nouvelles péniches qui passeront dessus. De nombreux chantiers sont en cours et perturbent déjà les écosystèmes de la région, comme le projet d’entrepôt géant à Gennevilliers (Seine-Saint-Denis), nommé « Green Dock », celui du drainage de la zone humide de la Bassée en Seine-et-Marne ou celui de la bétonisation du triangle de Gonesse, au nord de la capitale.
Stéphane Crozat : De plus, ce que les porte-containers transportent, ce sont surtout des marchandises que l’on retrouve sur les rails et pas sur les routes : le canal met donc en concurrence les chemins de fers, et on risque d’avoir des pertes d’emplois dans ce secteur. Aussi, la Seine, qui est le trajet privilégié jusqu’au port du Havre, va être certainement impactée : toutes les marchandises qui circulent dessus risquent d’être acheminées sur ce futur canal.
Comment se sensibiliser ou se mobiliser sur ce sujet ?
Frédéric Huet : En tant qu’enseignants-chercheurs, nous ne pouvons pas appeler à la mobilisation. En revanche, on aimerait que les travaux s’arrêtent au moins le temps qu’on réfléchisse ensemble sur ce chantier, qu’on demande aux citoyens leur avis, qu’on discute. Pour se renseigner et s’engager activement, il y a plusieurs pétitions qui existent en lien avec celle de Mega canal non merci, comme celle de la Protection du territoire Seine-Escaut et celle publiée sur GreenVoice.
Stéphane Crozat : De notre côté, nous allons organiser du 19 au 23 janvier une semaine d’écriture de type « solarpunk » pour envisager de meilleures alternatives à ce canal avec des étudiants de plusieurs universités, des écrivains, mais aussi, dans la mesure des places disponibles, des citoyens motivés. On évoquera aussi le projet du méga-canal dans notre colloque Archipel en juillet 2026 [programme disponible en février, Ndlr], ouvert à tous. Enfin, nous sommes en train de monter un site, canalternatif.fr, qui devrait se développer dans les semaines à venir, pour montrer comment les 8 milliards investis pourraient être utilisés différemment en Picardie. L’idée, c’est de se projeter dans 25 ou 50 ans, et d’imaginer comment rediriger cet investissement vers une transition agricole à l’échelle locale, d’aménager les routes et les fleuves pour nous. En bref, d’imaginer un futur vraiment viable et enviable.
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26 novembre 2025 - Compiègne