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À Paris, le Jardin du 13 Novembre transforme la mémoire des attentats de 2015 en paysage vivant

Des passants le soir dans le Jardin du 13 Novembre. Photo Yann Monel

Inauguré pour le 10ᵉ anniversaire des attentats islamistes de 2015, le Jardin du 13 Novembre fait entrer la mémoire dans le paysage parisien. Entre l’Hôtel de Ville et l’église Saint-Gervais, sur un îlot longtemps resté en retrait, le paysagiste Mathieu Gontier a imaginé un jardin à la fois apaisé et vibrant, où le souvenir s’enracine au cœur même de la ville, à deux pas de la Seine et de Notre-Dame.

Enlarge your Paris : Pour la commémoration des attentats de 2015, vous avez conçu un jardin très particulier : à la fois un lieu public et un espace de recueillement, au cœur de Paris. Quelle a été votre réaction quand vous avez découvert l’appel d’offres pour ce projet ?

Mathieu Gontier, paysagiste, agence Wagon Landscaping. Je me souviens avoir lu dans la presse, peut-être dans 20 minutes ou Le Parisien, qu’il était question de créer un jardin à la mémoire des attentats, bien avant même que l’appel d’offres ne soit lancé. Et dès ce moment-là, je me suis dit que j’aimerais que notre agence y participe. Comme beaucoup de Parisiens, j’ai été profondément touché par ces événements. C’était un sujet douloureux, peut-être encore trop frais, mais il me semblait important de se rappeler cette histoire de Paris. 

Quand le programme a été publié, on a trouvé remarquable l’idée d’un lieu à la fois de mémoire, de recueillement et d’espace public — un jardin, donc, mais porteur d’une charge symbolique rare. Et tout cela dans un espace finalement assez réduit, 3 000 m², mais au cœur de Paris. C’était un défi fort et unique.

On sent que ces attentats ont marqué l’identité même de Paris, plus profondément que d’autres événements tragiques. Est-ce que cela a influencé votre approche ?

Oui, complètement. Ce soir-là, c’est l’art de vivre parisien qui a été visé : le plaisir d’être ensemble, d’écouter un concert, de dîner en terrasse. C’est ce qu’on a voulu traduire dans l’aménagement. Dans l’équipe, plusieurs personnes avaient un lien personnel avec ces événements — certains ont perdu des proches, d’autres étaient sur place. C’est dire à quel point ce projet nous a tous touchés.

Deux éléments ont vraiment structuré notre travail : d’abord, la « géographie de l’errance » de ce 13 novembre, quand les attaques se sont déplacées de lieu en lieu dans Paris. Ensuite, la volonté de faire émerger de cette géographie un espace apaisé.

Pouvez-vous décrire cette géographie ?

On a imaginé une carte abstraite de Paris inscrite dans le jardin, évoquant les six lieux des attaques : le Stade de France, le Bataclan, le Carillon, le Petit Cambodge, la Bonne Bière et Casa Nostra, et La Belle Équipe. Ces lieux ont été recomposés, transformés en tracés et en allées, pour devenir la trame du jardin. Ce ne sont pas des reproductions, mais des empreintes symboliques, presque topographiques, de la mémoire de cette nuit.

Et comment cette mémoire se traduit-elle dans la matière même du jardin ?

Tout part de la pierre. C’était pour nous le matériau capable d’exprimer la dureté et la profondeur de l’événement.  On a choisi un granit bleu, le même pour l’ensemble du lieu, qui change avec la lumière et la pluie. Ce matériau compose à la fois les pavés, les enceintes, les stèles… et de ce « sol bousculé » émerge une grande prairie centrale, symbole d’apaisement.  Les visiteurs posent souvent leurs mains sur la pierre, sur les noms gravés. Il y a là quelque chose de très fort, de très humain.

Le végétal apporte une autre dimension, celle de la vie et de la résilience ?

Oui, exactement. Les plantes viennent peu à peu coloniser la pierre, la recouvrir. Ce sont des plantes de rocaille, capables de pousser dans des conditions difficiles. C’est une manière de dire que la vie reprend, doucement. Les associations de victimes tenaient à ce que ce lieu soit aussi un espace de vie, pas seulement de deuil.

Vous avez aussi travaillé avec Gilles Clément sur un « jardin des oiseaux ». Pouvez-vous en parler ?

Oui, Gilles Clément a imaginé la présence des oiseaux comme symbole de la légèreté des âmes. Nous avons voulu rendre cela concret : en installant des nichoirs, des arbustes attractifs, et même des petites cavités dans les pierres qui retiennent l’eau de pluie.
Croyez-moi ou pas, mais le jour où la maire de Paris est venue planter l’olivier de la paix, des mésanges charbonnières se sont envolées du buisson où nous avions placé les nichoirs. C’était un moment très émouvant : la vie, littéralement, prenait son envol dans ce jardin. Cette démarche apporte une dimension spirituelle à notre projet. 

Nous voulions éviter les codes du monument funéraire, comme à Berlin ou à Verdun. Il nous fallait autre chose, plus sensible, plus fluide. La forme du jardin est née en superposant les plans des lieux d’attentats sur la carte de Paris. Cette cartographie a fini par s’imposer d’elle-même, comme une évidence. Comme un nouveau cœur de Paris, meurtri mais bien vivant, et apaisé. 

Depuis le XIXe siècle et l’hygiénisme, la ville a peu à peu expulsé les lieux de recueillement. Les cimetières, qui étaient autrefois des espaces de promenade, de rencontre et de mémoire partagée, ont perdu cette fonction sociale. Dans un sens, votre jardin semble réintroduire cette possibilité dans l’espace public : un lieu où l’on se souvient, mais aussi où l’on vit. Est-ce une lecture que vous partagez ?

Je comprends ce que vous voulez dire. Les associations de victimes ont voulu que ce soit un lieu de vie, où l’on puisse venir marcher, jouer, se reposer. Un lieu où l’on rit, où l’on pleure, où l’on vit — pas seulement où l’on se souvient de la mort. Et c’est sans doute ce qui rend le projet si fort : il est à la fois un hommage et une promesse de continuité. La vie reprend, dans le même espace que la mémoire. 

Y a-t-il des références ou des sources d’inspiration qui vous ont guidé ?

Oui, mais pas tant des lieux mémoriaux, que des jardins. Nous avons été particulièrement inspirés par le jardin contemporain de l’ambassade du Canada à Tokyo : un espace minéral, zen, d’une grande sobriété. Nous voulions éviter les codes du monument funéraire, comme à Berlin ou à Verdun. Il nous fallait autre chose, plus sensible, plus fluide. La forme du jardin est née en superposant les plans des lieux d’attentats sur la carte de Paris. Cette cartographie a fini par s’imposer d’elle-même, comme une évidence. Comme un nouveau cœur de Paris, meurtri mais bien vivant, et apaisé. 

Et aujourd’hui, comment vivez-vous la réception de ce lieu ?

Ce qui me touche le plus, c’est de voir à quel point la vie s’y installe ,justement. Les plantes, les oiseaux, les visiteurs qui s’y arrêtent, les enfants qui jouent — tout cela donne raison à ce que voulaient les associations. On ne peut pas tout prévoir en dessinant un jardin. Mais quand on voit qu’il « prend », qu’il s’anime, qu’il apaise, alors on se dit que l’essentiel est là.

Le Jardin du 13 Novembre et l’Eglise Saint-Gervais Saint-Protais. PhotoYann Monel
La géographie des attentats retranscrite dans le tracé du Jardin du 13 Novembre. PhotoYann Monel
La géographie des attentats retranscrite dans le tracé du Jardin du 13 Novembre. Photo Yann Monel
Des passants traversent le Jardin du 13 Novembre. PhotoYann Monel