Société
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Le quotidien dans un lycée de Seine-Saint-Denis, la routine de l’épuisement

Des élèves de lycée en Seine-Saint-Denis / ©  Inès Ferrio
Des élèves de lycée en Seine-Saint-Denis / © Inès Ferrio

S'adapter à l'anormal, c'est ainsi qu'Inès Ferrio résume sa vie d'enseignante en Seine-Saint-Denis qu'elle a voulu partager dans un témoignage que publie Enlarge your Paris.

Inès Ferrio*, enseignante dans un lycée de Seine-Saint-Denis

Il y a quelques semaines, le baromètre international de la santé et du bien-être du personnel de l’éducation mis en œuvre par la MGEN publiait ses premiers résultats. Les enseignants français y apparaissent certes résilients (face à la crise du Covid-19, seul un enseignant sur trois estime être déstabilisé) mais surtout épuisés. Le rapport souligne que la charge de travail, l’absence de planification et d’orientation institutionnelle sont des facteurs de stress. Parmi de nombreux chiffres éloquents, l’un alerte tout particulièrement : si c’était à refaire, 58 % des sondés ne choisiraient pas le métier d’enseignant. Et ne nous y trompons pas : les élèves ne sont pas la cause de ce désamour. Ils sont 78 % d’enseignants à estimer que leur relation avec les élèves est bonne (48 %) voire très bonne (30 %).

Hasard du calendrier, la publication des résultats de ce baromètre est survenue alors que la profession était attaquée par un dossier du Figaro magazine dans son édition du 12 novembre, le tout dans un silence assourdissant du ministre et de toute l’institution.

Seule… c’est bien cette sensation qui domine dans les salles des profs. Depuis 15 ans que je reprends avec bonheur le chemin de l’école tous les mois de septembre, une petite musique de plus en plus insistante, de moins en moins légère, accompagne mes pas. Et moi ? Quel sens je donne à ce que je fais ? À quoi bon continuer à vider la mer à la petite cuillère ? Je sais lire les statistiques… Est-ce que je réussirai cette année à bien faire mon boulot ? Et comment savoir si je le fais bien, ce boulot, tant les injonctions sont contradictoires, tant les préconisations ont changé depuis mes débuts dans une classe ? Comment faire encore avec toujours moins ?

« Ces dernières années, plusieurs médecins m’ont proposé des antidépresseurs pour m’aider à tenir, disaient-ils. Pour m’adapter à l’anormal ? J’ai préféré m’arrêter un peu, souffler, dormir et continuer »

Les envies sont toujours là, bien sûr ; de même que les attentes des élèves, qui nous obligent. Alors on construit des projets, on rêve avec eux et on finit par arriver au bout de l’année, souvent fière du chemin qu’on les a vus parcourir. À bout aussi. Vidée, épuisée, un peu désemparée. Ces dernières années, plusieurs médecins m’ont proposé des antidépresseurs pour m’aider à tenir, disaient-ils. Pour m’adapter à l’anormal ? J’ai préféré m’arrêter un peu, souffler, dormir et continuer. Mais la petite musique est toujours là, elle rôde. Être malade de son travail alors que c’est celui que j’ai choisi, celui qui me plaît, me grandit, me nourrit ? Moi ? Il paraît que ce sont les plus investis, les plus engagés qui basculent. Les plus fragiles, les losers diront les managers.

 Si, dans le baromètre, huit enseignants sur dix qualifient leur travail de « assez » ou « très stressant » depuis le début de l’année scolaire, ici, en Seine-Saint-Denis, aux difficultés normales d’un début d’année s’ajoutent les effets d’un système qui sous-dote mécaniquement ce département, toujours, encore. Au mépris des enquêtes, des rapports, voire des évidences. « Est-ce mission impossible de prendre des mesures exceptionnelles pour un département exceptionnel ? Bon sang ! », tonnait en 2018 Fabienne Klein-Donati, procureure de Bobigny dans Le Monde du 1er février 2018.

Nous, au lycée, nous ne le réclamons même plus. L’enjeu, ici, ce n’est pas l’exceptionnel : nous avons nos élèves pour ça. On demande juste d’avoir la même chose qu’ailleurs. Le combat, ici, c’est d’avoir des professeurs nommés sur les postes. D’avoir une assistante sociale dans le bureau de l’assistante sociale. D’avoir des psychologues de l’éducation nationale dans les bureaux des psychologues de l’éducation nationale, des Aesh (accompagnants des élèves en situation de handicap) dans nos classes aux côtés des élèves en situation de handicap. D’avoir des agents dans les bureaux de l’intendance, des salles avec des chaises en nombre suffisant pour accueillir tous les élèves. De pouvoir respecter les choix de spécialités des élèves, un choix qui est, ailleurs, paraît-il, garanti par la réforme du lycée. D’assurer le service public d’éducation. Tout simplement.

« La bidouille élevée au rang de grand art, c’est parfois moins épuisant que lutter. On prévoit donc des plans B, puis C, puis D »

Alors chacun écope, pallie, se démène et se contente de bidouillages. La bidouille élevée au rang de grand art, c’est parfois moins épuisant que lutter. On prévoit donc des plans B, puis C, puis D. Stratégie du prix psychologique à payer pour ne pas montrer que nos effectifs explosent sans les moyens afférents ?

On s’habitue vite à l’anormal, nos élèves aussi. Habitués qu’ils sont de nos guichets d’état civil ou de préfecture, ils ne se plaignent pas de devoir faire la queue des heures pour obtenir le ticket qui leur permettra de manger à la cantine, même si ça les prive souvent de récréation, voire de cours. Et quand ce n’est plus tenable pour personne, quand les agents administratifs sont débordés par la vague, on ferme la cantine. Ici, il leur faut choisir entre manger et étudier, en somme !

« Quand l’entreprise intensifie le travail, le précarise, voire rend la tâche impossible à réaliser, les gens éclatent. Ce qu’on a observé chez France Télécom est partout à l’œuvre », rappelle le sociologue Christian Baudelot. Nous sommes l’État et nous avons de plus en plus de mal à masquer ses défaillances.

« L’école publique républicaine « laïque, gratuite et obligatoire » est tenue à bout de bras par des personnels épuisés, méprisés et culpabilisés, qui pourtant tiennent encore »

L’école publique républicaine « laïque, gratuite et obligatoire » est tenue à bout de bras par des personnels épuisés, méprisés et culpabilisés, qui pourtant tiennent encore. À quel prix ! Car, quand on pousse ses personnels à réclamer des mesures dont ils savent pourtant qu’elles pénalisent la scolarité de leurs élèves (comme l’application des demi-jauges), parce que c’est la seule solution devant le refus des décideurs de prendre en compte les réalités vécues, on génère un conflit de valeurs et de la souffrance au travail.

Quand les personnels de direction changent parfois tous en même temps, privant des services entiers de la connaissance du territoire, de ses acteurs, de ses relais, on peut bien parler de cité éducative ; la réalité est que l’on néglige, que l’on fait mal, que l’on ne fait pas. Quand ces mêmes personnels sont privés des semaines durant de leurs jours de repos parce que leur ministère attend systématiquement le vendredi soir pour publier les directives qui doivent être mises en œuvre le lundi matin, dans une pratique qui relève d’une maltraitance systémique, on génère un épuisement et, là encore, de la souffrance au travail.

Et cette maltraitance s’étend à tout le monde. Conseillers principaux d’éducation et assistants d’éducation, agents administratifs, enseignants, personnel d’entretien et de restauration : tous doivent arbitrer l’urgence, à en oublier le sens de ce qu’ils font. Pourtant, quand il s’agit de permettre à des adolescents de manger, d’entretenir des locaux sécurisés pour tous, d’accompagner des familles dans la constitution de dossiers de bourse, le sens est tangible, palpable. Il s’agit d’enfants qui viendront à l’école le ventre plein, habillés et logés, entendus et accompagnés pour que l’égalité des chances ne soit pas, pour eux, qu’un slogan publicitaire.

« Il n’y a pas de fatalité. L’organisation du travail, ce sont des choix, des décisions humaines »

Mais notre ministère, lui, déploie ses forces dans la lutte contre le pronom « iel » ou le port du croq top. Quand on tord la réalité par la répétition de contre-vérités reprises en boucle, on plonge l’ensemble des personnels dans une grande solitude face aux difficultés et dans un manque de reconnaissance qui cause une souffrance au travail.

On se rappelle cette affirmation de Christophe Dejours au procès des suicides de France Télécom qui résonne : « Il n’y a pas de fatalité. L’organisation du travail, ce sont des choix, des décisions humaines. » Combien faudra-t-il de jeunes enseignants écœurés d’emblée, de directrices d’écoles et de personnels de direction submergés puis écrasés par une pratique managériale toxique, d’enseignants ne parvenant plus à se reconnaître dans leur métier, d’agents d’entretien ou administratifs épuisés ? Combien faudra-t-il de dépressions et de démissions ? Combien de suicides… ?

* Le prénom et le nom ont été modifiés

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