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« Depuis l’Antiquité, l’espace public a toujours été très convoité »

Dans le quartier de Ménilmontant à Paris / © Jeanne Menjoulet
Dans le quartier de Ménilmontant à Paris / © Jeanne Menjoulet

Alors que la cohabitation entre les différents usagers de l'espace public (piétons, cyclistes, automobilistes...) est source de tensions dans le Grand Paris, l'urbaniste et économiste Frédéric Héran nous rappelle que le partage de la chaussée a toujours été un sujet conflictuel.

Quel constat dressez-vous de la cohabitation entre vélos, voitures et piétons dans le Grand Paris ?

Frédéric Héran : Il n’y a rien de nouveau ! Depuis l’Antiquité, l’espace public a toujours été très convoité. Nous vivons juste un changement de priorité dans l’ordre d’importance des différents modes de déplacements. Pour comprendre ce qui se passe aujourd’hui, il faut revenir un siècle en arrière. Le Code de la route a été inventé en 1922 par des automobilistes, pour les automobilistes. Heureusement, il n’a cessé d’évoluer. Pendant longtemps, le « tout automobile » a régné et personne ne devait gêner la circulation des voitures. Ce principe a commencé à être remis en cause il y a une cinquantaine d’années dans les grandes villes. C’est Jacques Chirac, que l’on décrit souvent comme un pro-automobile, qui a multiplié les potelets le long des trottoirs parisiens pour empêcher le stationnement illicite – il y en aurait environ un million à cent euros pièce –, soit 100 millions dépensés pour éviter de verbaliser les automobilistes. Cela en dit long sur la priorité accordée alors à la voiture ! Cette politique est heureusement remise en cause aujourd’hui.

Aujourd’hui, a-t-on tranché sur le mode de transport à privilégier dans le Grand Paris ?

C’est bien le problème. À Paris, l’empoignade reste souterraine sur cette question. Certains pensent que les transports publics doivent être prioritaires donc gratuits. D’autres pensent que le vélo doit primer, car efficace et moins cher pour la collectivité. Enfin, beaucoup pensent que c’est la marche qui doit être privilégiée car c’est le seul mode de déplacement universel. À mon sens, il faudrait trancher clairement afin que la priorité soit donnée aux piétons devant les cyclistes, ensuite viendraient les transports publics et enfin les voitures. À Dunkerque, on a choisi le transport public par exemple. À Bruxelles, c’est le piéton qui prime, comme à Bogotá. À Copenhague, le vélo est roi. Pendant ce temps-là, Paris n’a pas encore vraiment mis le débat sur la table.

Certains vont jusqu’à dire que ce sont les anciens automobilistes, aujourd’hui cyclistes, qui causent les conflits…

C’est une idée reçue. Les néocyclistes ne sont presque jamais d’anciens automobilistes ! Environ 10 % en France le sont, et cela peut beaucoup varier selon les villes. Les études montrent que, parmi les cyclistes, on trouve environ 45 % d’anciens piétons, 45 % d’anciens usagers des transports publics et 10 % d’anciens conducteurs d’automobiles. À court terme, ce sont surtout des cyclistes occasionnels qui deviennent des cyclistes du quotidien. À Paris, on estime que seuls 2 % seulement des cyclistes sont d’anciens automobilistes. Il faut aussi rappeler que le cas du piéton tué par un cycliste est rarissime. Les deux-roues motorisés et les voitures sont beaucoup plus dangereux, du fait de leur masse et de leur vitesse. Au fond, on se trompe de combat : la marche et le vélo sont des alliés naturels et ils se développent surtout quand on modère la circulation automobile.

Que proposeriez-vous pour apaiser les tensions entre cyclistes, automobilistes et piétons ?

Faire du vélo dans une ville, cela s’apprend. Ce n’est pas facile, même quand on est déjà cycliste occasionnel. Quatre pièges génèrent l’essentiel des accidents : l’angle mort des poids lourds, l’emportiérage (la portière de voiture qui s’ouvre sur le cycliste), le « tourne-à-gauche » compliqué à négocier et le manque d’éclairage la nuit. On sait qu’il faut une dizaine d’années pour qu’un automobiliste n’ait presque plus d’accidents. Il est vraisemblable que ce temps d’apprentissage est aussi long pour les cyclistes. En France, la sécurité routière s’en tient à des propos lénifiants sur le port du casque. Elle devrait d’abord oser rappeler que ce n’est pas une solution miracle, puis expliquer qu’il sauve néanmoins des vies. De même, il ne suffit pas pour les cyclistes de respecter le Code de la route, comme tant de gens l’affirment. Il existe de nombreuses règles tacites tout aussi importantes : par exemple, aucun cycliste aguerri ne s’avance dans un carrefour quand une voiture arrive même s’il a la priorité, car il sait que, contre une voiture, il ne fait pas le poids ! C’est pourquoi il est tout aussi important de faire évoluer le Code : par exemple, supprimer la priorité à droite et la remplacer par des stops à toutes les branches des carrefours, comme en Californie. Quant aux piétons, ils doivent aussi apprendre à composer avec ces cyclistes silencieux, alors qu’ils sont habitués à fonctionner à l’oreille.

Dans la capitale, il semble exister encore une certaine désorganisation entre le flux des vélos et celui des piétons. Les aménagements sont-ils en train de s’adapter ?

Avec la généralisation des îlots centraux aux passages piétons, la diminution du nombre de files de circulation sur de nombreuses artères, la création d’un réseau cyclable qui canalise les cyclistes, la multiplication des rues piétonnes ou l’élargissement de certains trottoirs, la Ville a déjà fait beaucoup pour sécuriser les déplacements à pied. Et cela ne date pas du mandat d’Anne Hidalgo. Ces aménagements ont débuté à bas bruit sous Jacques Chirac, ont continué ouvertement avec Jean Tiberi (1995-2001), puis la gauche a accéléré. Contrairement aux idées reçues, c’est donc avec la droite que le vélo a pris son envol ! Entre 1990 et 2001, le trafic automobile a baissé de 15 % dans Paris (hors périphérique) et les déplacements à vélo ont triplé (partant toutefois de très bas).

Qu’en est-il de la place des piétons et des vélos en périphérie de Paris ?

Il faut rappeler que, dans les années 1960, il y avait un bien plus gros trafic automobile dans Paris que dans la grande périphérie. Aujourd’hui, c’est le contraire. Entre 1990 et 2020, le trafic automobile dans Paris intra-muros a baissé de 60 %. La banlieue se met au vélo avec un décalage de 10 à 30 ans selon les endroits. On voit désormais de nombreux cyclistes et aussi plus de piétons à Montreuil, Saint-Denis, Rueil-Malmaison ou Sceaux. Les choses bougent. En grande périphérie, certains espaces commencent à être libérés des voitures : le parvis de la mairie ou de l’église, devant les écoles… Des trottoirs sont enfin aménagés. Quel que soit le bord politique des communes, le Grand Paris emboîte le pas à la capitale.

Le mois dernier, Michel Sardou a laissé éclater sa colère sur France 2 contre les cyclistes dans Paris qui brûlaient les feux, allant jusqu’à dire qu’il allait « s’en faire un ». Le cycliste semble cristalliser toujours plus d’hostilité…

Cela ne m’étonne pas vraiment. Michel Sardou a vécu à une époque où le vélo avait quasiment disparu de Paris. Dans les années 1970, on ne parlait jamais de cyclisme urbain. Les chercheurs qui s’intéressaient au vélo étaient même ostracisés, considérés comme fantaisistes. Je l’ai vécu ! Et ce que dit Michel Sardou s’entend tous les jours. Le vélo devient le bouc émissaire de la disparition d’un certain monde.

Comment voyez-vous l’avenir ?

Des tensions existeront toujours sur la chaussée, mais on devrait connaître un peu plus d’apaisement. Le trafic automobile va continuer à diminuer, même en périphérie. Les gens n’en peuvent plus du « tout automobile » et de ses nuisances. Concernant les accidents, le phénomène de « sécurité par le nombre » va jouer de plus en plus : plus un mode de déplacement se développe, plus il est repérable et moins il est dangereux. C’est vrai pour les cyclistes comme pour les piétons. De plus, quand les gens auront mieux appris à « cycler », le trafic vélo deviendra plus fluide. On le voit déjà à Copenhague : même s’il y est rapide, il est beaucoup plus prévisible, pour les piétons notamment. Au lieu d’être un danger, le nombre important de vélos renforce la sécurité, à condition toutefois que le réseau cyclable et les rues apaisées continuent de progresser.

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