
Dans le Grand Paris, la rue est devenue un territoire disputé : piétons, cyclistes, automobilistes, trottinettes s’y croisent et s’y heurtent, souvent au propre comme au figuré. Et si, pour apaiser ces frictions, il ne fallait ni capteurs ni applications, mais des objets simples qui redonnent envie de se regarder ? C’est le pari low-tech — et subtilement politique — du designer Nicolas Trüb.
Enlarge your Paris. Dans le Grand Paris, on se frôle, on se bouscule, on s’agace vite. Chacun défend son territoire : le cycliste sa bande de peinture, l’automobiliste sa file, le piéton son trottoir. Comment regardez-vous cette tension qui s’est installée dans l’espace public ?
Nicolas Trüb —Le partage de la rue cristallise aujourd’hui des oppositions presque tribales. On a des camps, des bannières, des réflexes de défense. Et parfois, on en arrive au drame. Dans une société où tout peut devenir conflictuel, j’essaie de créer des objets qui dépassionnent le débat. Je me considère comme un médiateur du quotidien. Le design n’a pas seulement pour rôle de résoudre des problèmes fonctionnels : il doit aussi apaiser les tensions invisibles qui structurent notre vie commune.
Vous utilisez un outil inattendu dans ce rôle de médiateur : l’humour.
Oui. L’humour, c’est l’élégance du désarmement. Un parapluie Stop qui donne de l’assurance au piéton pour traverser. Un brassard « insécurité » qui dit qu’on est tous un peu vulnérables. Un gilet « Ce n’est pas mon embouteillage » qui rappelle avec malice qu’il existe d’autres façons de circuler que la voiture. Ces objets sont des petites in(ter)ventions : ils font sourire avant de faire réfléchir.
Cette manière d’intervenir sur la rue par des objets modestes, c’est aussi une certaine idée du design…
Absolument. Depuis le Bauhaus, le design s’est donné pour mission d’unifier la société. Après la guerre, des objets comme le Bic Cristal ou la 2CV appartenaient à toutes les classes sociales : ils jouaient vraiment un rôle de cohésion. Aujourd’hui, on a parfois oublié cette responsabilité, persuadés que les problèmes de ville se résoudront surtout avec de la technologie lourde — capteurs, big data, infrastructures spectaculaires. Pourtant, plus les solutions sont sophistiquées, plus nos relations se tendent. Le low-tech, au contraire, laisse passer l’air entre les gens : immédiatement lisible, accessible, appropriable. Pour moi, ce n’est pas un retour en arrière mais un avenir qui respire — et qui laisse respirer les autres. Un bon objet ne se contente pas d’être utile : il transforme l’atmosphère, rend l’autre moins menaçant, nous rappelle que nous partageons tous la même ville.
Vous n’êtes pas seulement un créateur de petits objets : vous avez aussi imaginé une autre façon de se déplacer ensemble…
Le Cyclospace, oui. On pourrait dire que c’est une voiture-vélo avec les portes ouvertes. J’aime cette définition : elle dit que l’on ne s’enferme pas dans son déplacement. On avance, on peut s’arrêter, inviter quelqu’un à monter, parler à un piéton qui vous sourit. Il y a de la surprise et du désir dans cet objet : désir de ville, de relation, d’inattendu. Le Cyclospace ne cherche pas la vitesse ; il cherche la rencontre. On ne fait plus seulement un trajet. On fait ville.
C’est cette vision que vous mettez en pratique dans votre atelier de Montrouge, qui est mi-boutique mi-labo de R&D…
La Boutique du Futur, c’est un espace de test, de conversation, de mise en situation. Les visiteurs réagissent, s’emparent des objets, les interprètent à leur façon. Et je me dis : si cela peut apaiser un carrefour, une piste cyclable, un passage piéton… alors le design reste un formidable instrument de civilité. Y arriverai-je ? Les gens qui passent la porte m’en donnent l’espoir. Il n’y a ici ni gadget ni provocation. Juste une conviction : la ville ne doit pas devenir une arène.

4 novembre 2025 - Montrouge