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Quand une écrivaine fait de Paris le décor de ses écofictions

Une fresque street art à La Défense / © Steve Stillman pour Enlarge your Paris
Une fresque street art à la Défense / © Steve Stillman pour Enlarge your Paris

Journaliste spécialiste de l'écologie et romancière, la Grand-Parisienne Jennifer Murzeau a fait de Paris le théâtre d'une société en proie aux bouleversements climatiques au fil de ses livres. Enlarge your Paris est allé à sa rencontre.

Quand et comment est née votre conscience écologique ?

Jennifer Murzeau : J’ai grandi en ville. C’est ma grand-mère, chez qui j’allais régulièrement, qui m’a éveillée au charme du monde vivant non humain avec son potager et ses poules. Ma véritable révélation a eu lieu devant le documentaire Prêt à jeter de Cosima Dannoritzer (2009) qui traite de l’obsolescence programmée. J’ai réalisé alors que nous étions bien prétentieux de penser pouvoir vivre coupés du reste du monde vivant et que nous nous comportions de manière suicidaire.

Vos romans sont qualifiés d’« écofictions ». Pourriez-vous définir ce terme ?

Ce qui est cocasse, c’est que j’ai découvert moi-même ce terme à la faveur d’un article du magazine Elle sur ce thème et qui citait mon livre ! L’écofiction met en scène des êtres humains dans leur relation au vivant. Dans une écofiction, la nature devient un personnage, une entité qui a un impact réel sur le cheminement des protagonistes. L’écofiction a vocation à remettre l’être humain à sa place, sur un pied d’égalité avec cette réalité organique qui l’a précédé et lui succédera certainement.

Trois de vos livres sont des dystopies qui placent vos personnages dans des sociétés autoritaires. La dystopie est-elle le corolaire de l’écofiction ?

Non. Il se trouve que, au vu de l’état du monde, la dystopie comme le catastrophisme sont tentants. Le Cœur et le Chaos est certes une dystopie mais l’intrigue se déroule de nos jours, dans un Paris caniculaire, sans essence. On me dit parfois que mes fictions sont bien sombres alors que je pousse uniquement un peu le curseur. L’actualité récente l’a prouvé. La Vie dans les bois (Éd. Allary et Pocket) est le récit d’une expérience sans eau et sans électricité que j’ai faite auprès d’un survivaliste. Ce n’est pas une dystopie. On pourrait dire une « éco-autofiction » !

Mis à part La Vie dans les bois, vos livres se déroulent à Paris. Pourquoi ?

Pour Le Cœur et le Chaos et La Désobéissante (Éd. Robert Laffont), qui traitent du désordre climatique, il était important d’inscrire l’action à Paris, car je connais très bien cette ville – j’y suis née –, et cela me permet d’avoir des repères précis. Par ailleurs, Paris – même si on ne connaît pas cette ville – , est une référence qui parle à tout le monde. Enfin, j’habite aujourd’hui au-delà du périphérique, et j’avais à cœur d’implanter Le Cœur et le Chaos aussi dans le Grand Paris.

Votre roman Le Cœur et le chaos est un roman d’anticipation finalement très proche de ce qu’on a vécu ces derniers mois…

Le Cœur et le chaos prend place dans un Paris en proie à l’effondrement. Mais il est vrai qu’aujourd’hui, nous sommes déjà confrontés à un certain nombre de signes annonciateurs. L’action se déroule lors d’une canicule interminable suivie de pluies dignes de la mousson. Il y a une pénurie de pétrole qui a des répercussions sur tout, notre civilisation étant bâtie sur les hydrocarbures. On voit des voitures arrêtées en pleine chaussée et des magasins vides à cause des difficultés d’approvisionnement. C’est un Paris ankylosé dans cette crise. Les hôpitaux manquent de tout, et notamment l’hôpital Lariboisière où travaille Alice, mon héroïne.

À travers les vies de vos personnages – Alice, Iris et Aurélien -, vous revisitez Paris et le Grand Paris…

Alice vit dans le 15e arrondissement. Iris, une nonagénaire atteinte de la maladie d’Alzheimer, habite le boulevard Bonne Nouvelle. J’y ai imaginé un banc qui a un véritable rôle dans l’intrigue. C’est une manière pour moi de parler de la progressive disparition des bancs dans l’espace public, un signe des temps déplorable. Ne plus pouvoir s’asseoir en ville gratuitement pour observer le monde et vivre ensemble est problématique à mon sens. Une nuit, Alice se promène sur les toits avec Aurélien, un idéaliste devenu livreur ubérisé. Paris s’y étale dans toute sa magnificence mais aussi dans sa détresse. On peut entendre le bruit des casses et des rixes.

Dans La Désobéissante, vous mettez en scène encore Paris, avec ses riches vivant  dans des bulles climatisées et ultra-sécurisées, pendant que le reste du monde va mal…

Ici, Paris est en rupture avec le monde qui l’entoure, notamment la campagne, où les terres sont devenues stériles à force d’agriculture intensive. Cela parle à tout le monde désormais. Comme je vous le disais, je pousse uniquement un peu le curseur…

Êtes-vous vous-même lectrice d’écofictions ?

Je n’ai pas de genre de prédilection. Mais quelques écofictions m’ont bouleversée : Dans la Forêt de Jean Hegland (Éd. Gallmeister), un livre écrit il y a près de trente ans, d’une acuité et d’une modernité folle ; et aussi My Absolute darling de Gabriel Tallent (Éd. Gallmeister). Dans ce roman, qui aborde notamment le thème du survivalisme, on voit que le repli sur soi n’est pas une solution pérenne. Si l’humanité a survécu jusqu’à maintenant, c’est parce qu’elle est capable de coopération et de solidarité. Dans le film Les Combattants de Thomas Cailley (2014), les deux personnages se lancent dans une aventure survivaliste au terme de laquelle des pompiers finissent par les sauver. J’avais trouvé cette image très en phase avec ce qu’il s’agit de mettre en avant aujourd’hui : les services publics et la solidarité ! Quand on y pense, c’est magnifique que des gens soient payés par l’État pour sauver d’autres gens qu’ils ne connaissent pas.

Écrire de l’écofiction relève donc de l’engagement…

Je suis tellement inquiète de l’état du monde que je ne sais pas donner un autre cadre à mes récits. Cela ne m’empêche pas de parler aussi de sujets universels comme le rapport amoureux, la filiation, le temps qui passe. Je changerai de cadre quand on aura résolu le problème du dérèglement climatique ou de l’exploitation des autres espèces vivantes ! Je crois vraiment que tous les auteurs ont des marottes qu’ils ne font que nourrir tout au long de leurs vies. Les miennes tournent autour de la liberté et du libre arbitre.

L’imaginaire est-il un rempart contre le désespoir ?

L’écoanxiété est un moteur d’inspiration mais j’ai toujours à cœur – c’est peut-être la méthode Coué – de donner un peu de lumière. Si je suis souvent inquiète et angoissée, j’aime profondément la vie.

La fiction peut-elle changer le monde ?

J’aimerais bien ! Dans L’Espèce fabulatrice (éd. Actes Sud), Nancy Huston démontre le goût fondamental de l’être humain pour la fiction. Puisqu’on ne fait que se raconter des histoires depuis qu’on est sur Terre et parfois les plus absurdes ou atroces (le pouvoir de l’argent, la célébrité, le nazisme…) On pourrait penser que c’est important que la fiction littéraire remplisse un rôle d’inspiratrice. Pour l’instant, force est de reconnaître qu’elle peine à sauver le monde.

Des fictions font néanmoins parfois réagir l’opinion publique…

Oui. Le film Don’t look up d’Adam McKay en 2021 (à voir sur Netflix, ndlr) était un divertissement assez réussi de ce point de vue-là. Mais les écofictions ne sont pas des nouveautés : Barjavel a écrit Ravage en 1943, Baudelaire et Zola nous ont alertés aussi à leur manière. Je pense aussi au film Soleil vert de Richard Fleischer, sorti en 1974, devenu culte. Pour autant, on ne peut pas dire que le monde a changé. Donc je ne suis vraiment pas sûre que la fiction puisse changer le monde. Elle peut au moins offrir des pistes de réflexion essentielles et nourrir une minorité active. J’y crois beaucoup.

Vous avez écrit un roman jeunesse, Le Second Souffle, avec Gilles Marchand (Éd. Rageot, 2021). La jeunesse semble déjà plus sensibilisée que les autres générations en matière d’écologie…

J’observe beaucoup de blocages chez les adultes qui ont vécu les Trente Glorieuses et la course à la consommation. Plus on a été conditionné longtemps, plus il est difficile de changer ses habitudes. Ce qui est dommage, c’est que le pouvoir est encore entre les mains des plus âgés ! J’observe en effet que les jeunes sont plus éduqués que nous, et il existe une crise de sens chez eux qui me semble saine. Il me semble bon de leur donner du grain à moudre avec des fictions qui donnent envie d’agir, de ne pas subir.

Vous animez aussi des stages d’écriture, axés parfois sur les écofictions. Qui sont les participants ?

Les profils sont très variés. L’an dernier, les participants avaient entre 17 et 65 ans. Cela donnait vraiment lieu à des textes qualitatifs, emprunts souvent d’indignation. C’était très vivant, à l’image de l’urgence et de l’amour de la vie. Et ce n’était pas cynique malgré l’état du monde.

Votre dernier livre, Tendances (Éd. Robert Laffont), rejoint finalement – avec humour – votre combat contre le consumérisme…

Avec Saphia Azzeddine, la coautrice du livre, nous avons voulu tourner en dérision ces tendances qui ont la prétention d’apprendre à vivre : comment se détoxifier le corps, comment respirer en forêt, comment ranger sa maison ! Tout cela se transforme en injonctions existentielles complètement à côté de la plaque. En écrivant ce livre, j’ai appris des choses sur l’ampleur du gaspillage qui conduit à la destruction du monde. Sans le vouloir et sans écofiction, je creuse donc encore mes obsessions !

Infos pratiques : quelques livres à lire de Jennifer Murzeau : La Désobéissante (Éd. Robert Laffont, 2017), La Vie dans les bois (Éd. Allary et Pocket, 2019), Le Cœur et le Chaos (éd. Julliard, 2021), Tendances (éd. Robert Laffont, 2022) et Le Second souffle (Éd. Rageot, 2021). Plus d’infos sur les ateliers d’écriture de Jennifer Murzeau sur lesmots.co

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