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Quand les neurosciences se mettent au service de la fabrique de la ville

Fresque street art à la Cité de la Maladrerie à Aubervilliers / © Jéromine Derigny pour Enlarge your Paris
Fresque street art à la Cité de la Maladrerie à Aubervilliers / © Jéromine Derigny pour Enlarge your Paris

Prendre en compte les émotions des citadins pour imaginer d’autres manières de faire la ville. C’est l’approche de la docteure en neurosciences cognitives Emma Vilarem, directrice de l’agence [S]CITY.

Cet entretien est extrait du dernier numéro de Paris Projet, « La ville essentielle. Quels changements attendons-nous de la crise de 2020 ? Quelle ville essentielle ? » dans la section « A quoi nous ont donc servi les épidémies du XIXe siècle et du début du XXe ? » coordonnée par l’architecte et urbaniste Christiane Blancot. La revue Paris Projet à laquelle a contribué Enlarge your Paris est éditée par l’Apur (Atelier parisien d’urbanisme) .

Vous êtes docteure en neurosciences cognitives et votre métier, c’est d’étudier le comportement des urbains. Pouvez-vous nous en dire plus ? 

Emma Vilarem : Mon métier en effet consiste à étudier le comportement des citadins et à analyser leurs interactions avec l’environnement urbain, c’est-à-dire la façon dont la ville influence l’humain et en retour la manière dont l’humain perçoit, occupe et agit sur la ville. La finalité de notre agence [S]CITY est de s’appuyer sur des analyses scientifiques, ainsi que sur la littérature en sciences du cerveau et du comportement, afin de produire des recommandations opérationnelles permettant de concevoir des environnements urbains qui respectent au mieux les besoins des individus, que ce soit leurs besoins cognitifs – quelles sont les conditions qui garantissent le bon fonctionnement du cerveau ? – comme leurs besoins émotionnels – qu’est-ce qui contribue à un vécu positif des espaces publics, du logement ? – ou encore des besoins sociaux – comment arriver à développer du lien social ?

Avec la pandémie et les différents confinements, la vie urbaine a été totalement chamboulée, à un point dont l’étendue est encore difficile à mesurer. Qu’observez-vous dans les métropoles ? 

Au moment du premier confinement, on a observé une migration significative des habitants des villes très denses vers les périphéries urbaines. Un phénomène que l’on a pu revivre lors de chacun des confinements. Pour moi, ce phénomène très révélateur, au-delà des commentaires médiatiques dont il a pu faire l’objet, est inspiré par deux forces profondes, dont on n’a pas forcément conscience et qui sont fondamentales : le besoin de nature, qui est extrêmement profitable au fonctionnement du cerveau et de l’organisme, et la recherche des proches, le lien social étant une ressource pour faire face au danger. 

En quoi l’accès à la nature est-il nécessaire au fonctionnement du cerveau humain ? 

On dispose maintenant de suffisamment de données scientifiques qui montrent que l’exposition à la nature a un impact bénéfique sur la santé physique, sur la santé mentale et sur la santé sociale. Pourquoi ? Le cerveau humain s’est développé il y a des milliers d’années dans des environnements naturels, évidemment très éloignés des milieux dans lesquels nous évoluons aujourd’hui. On estime qu’il serait ainsi mieux programmé pour percevoir les stimuli naturels que les stimuli urbains. Dit autrement, un milieu naturel serait plus restaurateur pour le cerveau humain. Cette hypothèse justifierait la recherche de nature de la part des citadins en période de crise. Une étude scientifique portant sur le fonctionnement du cerveau de marcheurs a notamment mis en évidence qu’une balade dans un parc restaurait mieux le fonctionnement du cerveau et était associée à de meilleures performances cognitives qu’une marche dans la rue. 

Comment encourager la marche en ville ?  

Il faudrait prendre en compte l’impact de l’environnement sur le vécu de l’espace public. Une étude récemment réalisée à Boston sur plus de 120 000 trajets montre que les piétons choisissent des trajets en moyenne 10% plus longs pour passer par des parcs ou par des zones où il y a moins de trafic routier. Ils dévient donc des trajets plus courts souvent recommandés par les algorithmes des applications ou envisagés comme des trajets optimaux. Cela souligne là encore le pouvoir d’attraction des espaces verts. Pour répondre à ce besoin, il faudrait verdir la ville et rendre plus faciles les échappées vers la nature, augmenter les possibilités d’aller se mettre au vert le temps d’une journée ou d’un week-end, à pied ou en transports en commun. C’est un besoin qu’il faut absolument prendre en compte dans la conception des villes. 

Quel autre besoin essentiel la crise sanitaire a-t-elle mis en exergue ? 

Outre le besoin de nature, les grands départs des centres urbains denses peuvent s’expliquer par le besoin d’affronter le confinement avec des proches. On sait qu’en situation de stress ou de peur, l’humain va chercher à se regrouper. Le lien social permet de mieux surmonter les obstacles et favorise la résilience. Ce phénomène de fuite des cœurs urbains a peut-être révélé que les grandes villes génèrent des relations sociales trop diffuses ou discontinues, qu’on y manque de capital social local. Il est donc primordial de créer des opportunités pour que le lien social se construise, notamment en créant des infrastructures qui favorisent les rencontres. Dans cette perspective, la marche est encore une fois très bénéfique : on sait que les quartiers les plus “marchables” sont des quartiers où les gens se rencontrent plus facilement et développent une forme de résilience.

Comment tenir compte de nos émotions profondes pour fabriquer une ville plus vivable ? 

Aujourd’hui, les données dont nous disposons montrent que certaines caractéristiques urbaines génèrent des émotions positives, alors que d’autres ne génèrent pas d’émotions ou bien des émotions négatives. Le ratio entre hauteur des bâtiments et largeur des rues, la variété dans l’architecture, la présence de façades qui attirent le regard… ces données nous permettent de développer des grilles d’analyse avec lesquelles on peut examiner les projets d’aménagement, à l’échelle d’un quartier par exemple, et produire des recommandations architecturales ou urbanistiques pour concevoir des environnements respectueux des besoins des habitants. Nous souhaitons apporter, en complément des expertises généralement mobilisées, une compréhension fine des interactions entre les individus et leur milieu afin de contribuer à la réussite des aménagements ou des équipements. Pour reprendre l’exemple de la marche, prendre en compte l’impact bénéfique des espaces verts ou le ressenti négatif d’un environnement associé à un sentiment d’insécurité peut permettre de créer des cheminements piétons qui auront plus de chances d’être empruntés. Cette question du vécu, de l’expérience des usagers, est vraiment importante pour concevoir des services, des aménagements urbains, des équipements qui fonctionnent et influencent positivement le bien-être et la santé mentale. La pandémie en a souligné l’urgence. 

Infos pratiques : Le Paris Projet #46 « La Ville essentielle.  Quels changements attendons-nous de la crise de 2020 ? Quelle ville essentielle ? »  est téléchargeable sur apur.org au format numérique

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