Société
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Prendre du champ au château de Champs pour y croire encore

Originaire et habitante du 93, Joséphine Lebard est journaliste pour Enlarge your Paris depuis les débuts. En parallèle, elle est investie dans la vie associative locale. Samedi 1er juillet, elle était de sortie avec 50 habitantes des quartiers et leurs enfants au château de Champs-sur-Marne. Elle nous raconte.

 
Les jardins du château de Champs-sur-Marne / © Stéphane Peres (Creative commons - Flickr)
Les jardins du château de Champs-sur-Marne / © Stéphane Peres (Creative commons – Flickr)

Joséphine Lebard, journaliste pour Enlarge your Paris

C’est une semaine de désespérance. Avec la mort de Nahel M., une chape de plomb s’abat sur les épaules, pèse dans la gorge et au ventre. Tu te tiens éloignée de la télé parce qu’entendre Christophe Barbier livrer ses analyses sur la banlieue est insupportable. Tu vois ressurgir les mots « racailles », « sauvages » sur les réseaux sociaux, alors tu coupes aussi. Tu reçois un SMS de L., militante infatigable à Clichy qui te dit « je suis assez démoralisée ». Et connaissant L. qui a un sens développé de la litote, tu sais que ça veut dire « je suis au fond du seau ».

Un soir, tu es à Paris et ton mari t’appelle : « Ne rentre pas tout de suite, ça tire au mortier dans notre rue ! » Le Franprix du quartier a été dévasté. La ville a l’échine parcourue par la colère. À une forme d’apathie dans la journée succède, en début de soirée, cette fameuse « électricité dans l’air ». Le soir tu serres plus fort ton fils dans tes bras et tu penses à cette autre mère qui ne pourra plus le faire. Tu penses aux copains de ton garçon pour qui, contrairement à ton gamin à la peau blanche, les rapports avec la police sont un sujet. Tu n’arrives pas à travailler. Tu penses à Zyed Benna et Bouna Traoré et au fait que, 18 ans plus tard, rien n’a changé.

« Tous les pays ont des richesses »

Le week-end arrive et tu te traînes jusque-là. L’énergie est au plus bas et ça tombe mal parce que samedi il y a la sortie avec les élèves de l’association dont tu fais partie. Elle dispense des ateliers socio-linguistiques à des mères qui veulent apprendre le français. Et franchement, tu sécherais bien pour rester au fond de ton lit. Oui mais voilà, ne pas y aller, ça la ficherait mal. Alors, samedi à 9 heures, tu es au pied d’un centre social et il y a 50 mères qui attendent pour aller passer la journée au château de Champs-sur-Marne (Seine-et-Marne).

Elles sont arrivées en France il y a quelques mois ou cinq ans. Elles viennent du Pakistan, de Roumanie, du Venezuela, d’Algérie et elles sont contentes, vu les tensions qui ont parcouru la ville ces dernières nuits, de s’échapper avec leurs enfants pour prendre l’air. Toi, au fond de toi, tu te dis que c’est ubuesque. C’est quoi cette idée d’emmener des mamans souvent précaires et leurs gamins visiter un château bourré de meubles XVIIe et baguenauder dans des jardins à la française ? Ils ont sûrement d’autres préoccupations… Dans le bus, tu dors comme pour t’assommer. 

Et puis, dès l’arrivée au château, quelque chose se passe. Les familles se prennent en photo devant les grilles, les gens ouvrent les yeux grands comme des soucoupes. Les animatrices qui nous font la visite racontent dans un vocabulaire accessible à toutes et tous des milliers d’histoires sur le château. L’une d’elle, avec son enceinte, fait écouter les bruits des oiseaux qui nichent dans le parc et reconnaître leurs chants. Dans le Grand Salon, elle invite tout le monde à s’essayer au menuet. Elle raconte les lustres ornés de bougies qui ont été inventées à Béjaïa. Les tapis qui viennent d’Iran. Les tissus qui viennent de Chine. « Tous les pays ont des richesses », dit-elle. Et il te semble que cette phrase toute simple fait du bien à tout le monde. Qu’elle permet de faire histoire commune dans ce château qui a été donné à l’État français par un banquier belge de confession juive, amoureux des œuvres des XVIIe et XVIIIe siècles.

Durant le retour, Souad filme l’intégralité du trajet sur son téléphone : « C’est pour garder le souvenir. Jusqu’à ma mort. »

On déjeune ensuite tous ensemble dans une vaste pièce mise à notre disposition qui s’ouvre sur les jardins. Tu avais prévu ton pique-nique même si tu sais, comme à chaque fois, que ça ne sert à rien vu que Natacha t’offre du bissap, Aziz du riz à la pakistanaise, Souad des bricks et Lily des gâteaux à la fleur d’oranger. L’après-midi se déroule en atelier. Confection d’un dragon en carton pour les plus petits, calligraphie pour les plus grands. Anissa a 18 ans et dessine un magnifique monogramme. Ses frères de 16 et 14 ans n’ont pas touché leurs portables de la journée et se prennent aussi au jeu. Au fur et à mesure, Anissa devient l’assistante de l’animatrice, aide les autres à manier le pistolet à colle, à finir leur création. Elle veut devenir sage-femme ou kiné. Tous se montrent leurs créations. Les mamans repartent avec les mains bourrées de dessins et de bricolages réalisés par leurs enfants.

Puis c’est la balade dans le parc. La seconde animatrice emmène une partie du groupe faire une promenade contée. Les petits courent jusqu’aux bassins, ils ont hâte de regarder les jets d’eau. « C’est beau », souffle Souad. Et c’est vrai que ça fait du bien. On envoie des photos aux membres de l’association qui ne sont pas venus. Lydie répond sur WhatsApp : « Profitez de cette journée et oubliez la violence qui nous entoure ! » C’est ce qu’on fait. Bilal, 14 ans, demande si tu peux l’emmener refaire un tour dans le château. Malheureusement, c’est déjà l’heure de repartir. Le bus affrété par la mairie nous attend. Le chauffeur prend les poussettes des mamans pour les plier et les mettre dans la soute. Durant le retour, Souad filme l’intégralité du trajet sur son téléphone. « C’est pour garder le souvenir. Jusqu’à ma mort. »

Dans le bus, tu fais le bilan : une institution culturelle qui reçoit ses visiteurs avec bienveillance et attention ; un chauffeur de bus tellement prévenant, entre mots à chacun et petits gestes qui font la différence. Tu te dis que, quand les services publics fonctionnent, ça donne quelque chose de magnifique. Tu penses aussi à Claude, Guy, Brigitte et Monique, les membres de l’asso qui étaient là aujourd’hui et qui passent leurs retraites à donner des cours de français, débrouiller les imbroglios administratifs avec la CAF ou la Sécu alors qu’ils pourraient se la couler douce. Tu penses à toutes ces femmes qui se sont levées tôt, ont préparé des pique-niques et leurs enfants pour pouvoir être à l’heure à la sortie, comme Aziz, venue avec ses cinq filles. Tu penses à Anissa, si belle et si brillante, qui vient de passer le bac et à qui tu souhaites le plus merveilleux des avenirs. Et tu te dis alors que, malgré tout, l’espérance demeure.