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Les centres-villes verts ne doivent pas se couper de leurs périphéries jaunes

Le futur agro-quartier de Rungis dans le Val-de-Marne / © Jérômine Derigny pour Enlarge your Paris
Le futur agro-quartier de Rungis dans le Val-de-Marne / © Jérômine Derigny pour Enlarge your Paris

Face aux enjeux du réchauffement climatique, Fabrice Bardet, directeur de recherche à l’Ecole de l'aménagement durable des territoires, estime que le premier enjeu est de lutter contre la fracture entre les centres urbains favorisés et leurs périphéries fragiles.

Fabrice Bardet, directeur de recherche à l’Ecole de l’aménagement durable des territoires à Lyon et docteur en science politique

L’urgence climatique s’est imposée au sommet de tous les agendas politiques. Un terme permet de résumer cette bascule : l’anthropocène. La planète est entrée, du fait des activités humaines, dans une nouvelle ère géologique et climatique. C’est notre habitation de la planète qui est en cause. L’une des principales caractéristiques du mode d’habitation contemporain est l’urbanisation. Plus de la moitié de l’humanité vit en ville. Dans les économies européennes, la part des urbains est plus grande encore. Plus de trois quarts des Français habitent en ville. Nos villes constituent les lieux privilégiés pour penser et organiser la réorientation de notre habitation de la planète.

Pourtant, les territoires urbains sont dans leur ensemble loin d’être prêts à cette réorientation. Les résultats des élections municipales et métropolitaines françaises de 2020 en offrent une profonde illustration. Certes, les centres des grandes villes ont majoritairement voté en faveur des listes écologistes, comme ils ne l’avaient jamais fait. Mais l’abstention dans les territoires populaires périphériques a, elle aussi été historique. Elle constitue le véritable enjeu démocratique pour la planète urbanisée.

Les démocraties modernes avaient corrigé le système médiéval dans lequel le bourg et ses bourgeois revendiquaient la coupure avec ses banlieues. Il y a trente ans, lorsque l’espoir d’égalité entre les territoires semblait montrer de trop grandes failles, on inventa les « politiques de la ville », une discrimination positive territoriale exceptionnelle pour le modèle républicain français. Le projet de transformation sociale visait alors les banlieues, comme un siècle plus tôt les faubourgs ou les campagnes. Ce sont aujourd’hui les centres-villes qui sont le terrain de la transformation en faveur du cyclable, du respirable.

« Les partis politiques progressistes, qui disposaient de bataillons de militants installés dans les quartiers à transformer, n’en finissent pas de s’étioler »

Autant que le programme, c’est l’outil de la transformation qui a changé. Les partis politiques progressistes, qui disposaient de bataillons de militants installés dans les quartiers à transformer, n’en finissent pas de s’étioler. L’alignement des politiques économiques sur le coût de la dette, à l’échelle mondiale, a tué les espoirs de renversement des rapports de force. Seuls perdurent, dans les quartiers dans lesquels le chômage et la détresse ont fait le lit des activités illicites et de leurs mafias, les partis qui défendent la tranquillité publique et l’ordre républicain. Et de manière moins commentée, c’est l’expérience de la représentation politique qui est aujourd’hui discréditée. Il arrive de plus en plus souvent que l’élue ou l’élu de terrain, qui connaît en détail les maisons et immeubles de son quartier, se fasse « dégager » à l’occasion d’une élection dans laquelle une étiquette portant le renouveau des pratiques a jailli d’on ne sait pas toujours où. La mode peine à gagner les quartiers les plus populaires dans lesquels la représentation politique de proximité reste souvent déterminante.

Mais l’abstention qui gagne trahit le désarroi qui mine cette résistance. Côté centres urbains, le dégagisme se nourrit sans doute largement des richesses de cette société de l’information qui prive logiquement les élus du monopole qui faisait hier leur pouvoir. Les dominants culturels n’ont plus besoin de leur député pour savoir ce qui se trame à Paris ou dans le monde. Celles et ceux qui se ressentent « citoyen.ne.s du monde » n’affirment pas seulement un statut économique qui leur permet de parcourir la planète. La revendication est d’abord idéologique. Celle d’une nouvelle « classe moyenne politique » qui a accédé aux coulisses de la conduite des affaires du monde, même de manière superficielle, et qui souhaite affirmer sa singularité.

« Avec la mondialisation du monde qui amplifie les phénomènes et les défis lancés à l’humanité, le premier enjeu est plus que jamais celui de la lutte contre la fracture sociale et territoriale »

Comment repenser la politique à l’heure anthropocène ? Avec la mondialisation du monde qui amplifie les phénomènes et les défis lancés à l’humanité, le premier enjeu est plus que jamais celui de la lutte contre la fracture sociale et territoriale. Une lutte double, déclinée sur les deux versants de la fracture : d’abord permettre à celles et ceux placés sur son versant aride d’acquérir les codes pour rejoindre le versant opposé, mais aussi permettre à celles et ceux qui vivent sur ce versant fertile de mieux se représenter la vie de l’autre côté. Car ces coulisses-là, moins vendeuses pour les médias, sont moins souvent montrées. Au-delà de la métaphore de la fracture, les traductions territoriales s’homogénéisent à l’échelle du globe. D’un côté les grands centres urbains, au prix du foncier presque corrélé à la taille de l’agglomération. Et de l’autre les territoires périphériques, la notion de périphérie pouvant renvoyer à la géographie et désigner les campagnes, ou à la géographie sociale et concerner les quartiers populaires qui forment souvent la première couronne des grands centres urbains, jouxtant les grandes infrastructures de transport ou de services urbains.

Dans les campagnes ou les territoires qualifiés de périurbains s’est développé en France le mouvement des gilets jaunes, impressionnant tant par sa forme inattendue que par son ampleur. Dans les banlieues historiquement rouges, la lutte syndicale et politique a largement laissé la place à des mouvements de révolte contre toutes les formes d’autorité et aujourd’hui donc à une abstention tellement importante qu’elle ressemble à une revendication autonomiste. Bien au-delà du champ politique qui, seul, apparaît aujourd’hui désarmé, il convient d’imaginer une large mobilisation de l’ensemble des actrices et acteurs du développement des territoires pour engager une double action de réduction de cette fracture. Il s’agit de s’adresser d’abord à celles et ceux qui souhaiteraient accéder au statut de citoyen. ne du monde favorisé par la mondialisation des économies et la diffusion des technologies de l’information et de la communication.

« Si l’on y prend garde, la nouvelle bannière verte des centres urbains pourrait les couper plus encore de leurs périphéries jaunes ou abstentionnistes militantes »

Mais une action parallèle doit aussi concerner ces citoyen.ne.s qui méconnaissent les réalités sociales des quartiers exclus de la citoyenneté mondiale. Un second enjeu a été mis en lumière par les élections locales françaises. La fracture sociale et territoriale recoupe très largement la géographie de la mobilisation pour la prise en charge de l’urgence écologique. Si l’on y prend garde, la nouvelle bannière verte des centres urbains pourrait les couper plus encore de leurs périphéries jaunes ou abstentionnistes militantes. L’urgence écologique menace pourtant l’humanité toute entière, comme le résume la notion d’anthropocène forgée dans les cénacles physiciens de la géologie, loin des découpages électoraux. Il s’agit dès lors de favoriser les conditions du développement d’un nouvel humanisme anthropocène dont l’enjeu serait l’union des habitantes et des habitants de la planète pour réorienter nos modes de développement et organiser la préservation du capital planétaire environnemental et humain, parade collective à la faillite environnementale annoncée.

Parmi les initiatives, un groupe d’acteurs associatifs, universitaires et institutionnels du territoire de la Métropole de Lyon se mobilise en faveur du développement d’un « centre de ressources pour l’expression habitante anthropocène » dédié à la lutte contre la fracture territoriale et à la réorientation écologique et solidaire de notre habitation de la planète. Le territoire métropolitain lyonnais dispose de ressources spécifiques. Non seulement, pour la première fois, et de manière unique en France, les élus de la Métropole de Lyon ont été désignés au suffrage universel direct et portent à ce titre une responsabilité particulière pour unifier le territoire métropolitain.

La métropole lyonnaise est par ailleurs le territoire d’implantation de deux écoles nationales dédiées à la réorientation de nos modes urbains d’habiter la planète : l’ENTPE, école de l’aménagement durable des territoires du ministère de la Transition écologique et solidaire et installée à Vaulx-en-Velin depuis 1975, et l’École urbaine de Lyon, définie par son fondateur Michel Lussault comme l’école de l’urbain anthropocène et qui développe ses actions pour produire et diffuser la réflexion au-delà du traditionnel champ académique, en lien avec les mondes associatifs, culturels et de l’entreprise. Engager depuis Vaulx-en-Velin, au cœur de l’urbain métropolitain, la transformation conceptuelle et sociale qu’exige l’anthropocène, voilà la nouvelle utopie, urbaine, outil de l’urgente régénération politique !

Texte publié dans le cadre du groupe de travail des Nouvelles Urbanités, qui regroupe des acteurs de l’urbanisme et de la transition écologique, et auquel contribue Enlarge your Paris. Pour recevoir la version PDF du Journal des Nouvelles urbanités, nous écrire à vdelourme@eyp.fr

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