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« La transformation d’une embrouille en rixe mortelle tient parfois à peu de chose »

Journaliste pour Libération, Ramsès Kefi a publié "A la base, c'était lui le gentil" sur les rixes entre jeunes des quartiers / © Pixabay
Journaliste pour la revue XXI, Ramsès Kefi a publié « À la base, c’était lui le gentil » sur les rixes entre jeunes des quartiers / © Pixabay

Journaliste pour la revue XXI, Ramsès Kefi vient de publier « À la base, c'était lui le gentil », un reportage littéraire passionnant et nuancé sur les rixes adolescentes dans les quartiers. L'occasion de décrypter avec lui un phénomène dont les ressorts sont multiples et complexes.

Pourquoi avoir décidé de consacrer un récit journalistique aux rixes de jeunes ?

Ramsès Kefi : Pour le journal Libération, j’avais suivi plusieurs histoires de rixes. Traitées comme des faits divers, elles apparaissent puis disparaissent des médias. Elles créent une onde de choc, et pourtant – je fais mon mea-culpa de journaliste – on ne les suit pas au long cours. Avec cette enquête, mon idée n’était pas de raconter l’émotion – il ne s’agissait pas de rouvrir des blessures chez les témoins – mais de se demander ce qu’il en reste des années plus tard. Qu’est-ce que ça fait de se construire en tant qu’adolescent puis jeune adulte quand on a vécu la mort de trois copains ? Le déclic a été le coup de téléphone de l’ancien enseignant d’Aboubakar et d’Ibrahima, deux jeunes tués au cours de ces rixes. Il a donc perdu deux élèves, à quelques années d’intervalle. Il m’a raconté comment il avait vécu les choses de l’intérieur. Pourquoi il ne fallait pas oublier les prénoms, les noms de ces élèves. Évidemment, il se demandait aussi pourquoi ce système de violence, en dépit des morts, perdurait.

Vous avez concentré votre enquête sur une zone géographique resserrée, à savoir quatre villes de Seine-Saint-Denis : Les Lilas, Le Pré-Saint-Gervais, Romainville et Bagnolet. Des villes à la composition sociale singulière car on y trouve à la fois des quartiers populaires et en même temps une gentrification bien amorcée…

Effectivement, ce sont des territoires en mutation. Quand vous traînez là-bas, vous vous dites, « franchement ça va, il y a pire… ». Le Pré ou Les Lilas, beaucoup de gens aimeraient y vivre. Le centre-ville est mignon, les cafés ont des noms de fleurs. Mais c’est un cliché journalistique de croire que ce genre de drames se produit dans les endroits qui craignent le plus. Même si je ne dis pas que, dans ces derniers, il n’y a pas de problèmes ou de difficultés. Mais le fait que ces rixes mortelles aient lieu dans ces villes montre bien que le phénomène est compliqué, qu’on ne peut avoir de certitudes.

Dans votre livre, on voit bien que ces rixes n’ont pas « une » cause mais résultent de facteurs multiples : une Éducation nationale à bout de souffle avec des équipements antédiluviens, une police qui n’a pas les moyens de son action, un Parti communiste en déliquescence qui ne peut plus remplir sa fonction de ciment communautaire, l’influence des réseaux sociaux…

Ce qui est aussi frappant dans ces histoires – mes échanges avec les jeunes comme avec les éducateurs spécialisés l’ont confirmé –, c’est que les actes de violence ne sont justement pas forcément commis par les plus violents. Comme me disait un éducateur, « plus tu as peur, plus tu es susceptible de faire une connerie ». Sous l’effet de l’angoisse, on voit des gamins se balader avec des couteaux de cuisine dans leur cartable. Et ce, en raison de rivalités aux origines intraçables – à cause d’une fille, d’une casquette, d’un match de foot perdu – mais où la rancune demeure tenace et se transmet. Oui, les responsabilités sont très fragmentées. L’idée du livre, ce n’est pas de dire « c’est la faute de ». Mais plutôt de montrer que, à chaque fois que quelque chose se délite du côté de l’école, de la police, de la famille, cela a des conséquences dramatiques. Et, effectivement, les réseaux sociaux jouent un rôle non négligeable. Quand vous proclamez sur Snapchat que vous allez casser la gueule de quelqu’un, il en reste des traces, des images, des captures d’écran. Donc ensuite, il faut assumer. On se sent obligé d’y aller. Je me demande quelle tournure auraient pris des embrouilles aux dénouements bien moins dramatiques il y a 30 ans si Snapchat avait existé…

Mais cette peur dont vous parlez, comment s’explique-t-elle ?

Quand vous habitez dans un quartier en rivalité avec un autre, si une embrouille survient, rien que par votre appartenance géographique, vous êtes en danger. On angoisse à l’idée de faire les courses dans un autre quartier que le sien. La peur, c’est de se dire qu’arbitrairement on peut payer pour les autres.

Vous soulignez également la jeunesse accrue des victimes et des acteurs de ces rixes. À quoi ce « rajeunissement » tient-il selon vous ?

Je crois qu’aujourd’hui la période de naïveté de l’enfance est écourtée. Les enfants sont beaucoup plus au fait des réalités du monde. Les rapports à l’argent, à la violence ont changé. Prenons l’exemple du deal : il se déroule de façon beaucoup plus visible qu’avant. C’est une pratique qui fait partie du paysage, de l’économie d’un territoire. Et quand tout se déroule sous votre nez, cela change forcément votre vision du monde. D’autant que la violence est incroyable dans notre société actuelle, qu’elle soit sociale ou économique. On a tendance à accuser les parents, l’école, mais en fait, c’est un tout. Encore une fois, les réseaux sociaux jouent un rôle puisqu’ils permettent de voir ce qui se passe ailleurs. Et donc de se demander : pourquoi lui il a un beau collège et moi un établissement pourri ? Pourquoi il a de l’argent et pas moi ?

Pour autant, vous montrez aussi qu’il n’y a pas de fatalité, qu’il y a des issues possibles. Notamment en occupant le terrain, comme vous l’écrivez. Que voulez-vous dire par là ?

Qu’il faut s’appuyer sur des personnes en mesure d’avoir accès à ces jeunes. Des parents, des éducateurs spécialisés, des associations sont très bons là-dessus. Je crois aussi qu’il faut cesser de diaboliser la jeunesse. Chaque génération continue à croire qu’elle était meilleure que la suivante. Cette rhétorique ne fonctionne pas. Les mots, les discours sont à changer. Comme quand on parle de « hordes » de jeunes par exemple. Et puis il peut y avoir de l’agent, des moyens, cela ne suffit pas. Il faut être attentif aux signaux faibles et donc occuper le terrain. Car la transformation d’une embrouille en rixe mortelle tient parfois à peu de chose.

Infos pratiques : « À la base, c’était lui le gentil » de Ramsès Kefi. Éd. XXI. 9 €

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