Société
|

Des Grands Voisins à Césure, retour sur les 10 ans de Yes We Camp

La friche des Grands Voisins à Paris (14e) dans l'ancien hôpital Saint-Vincent-de-Paul fermera ses portes fin septembre après cinq ans d'occupation / © Les Grands Voisins
Portée entre autres par Yes We Camp, la friche des Grands Voisins à Paris a donné lieu à l’occupation de l’ancien hôpital Saint-Vincent-de-Paul entre 2015 et 2020 / © Les Grands Voisins

Les Grands Voisins dans le 14e arrondissement, Chez Albert à Aubervilliers, Vive les Groues à Nanterre, Bercy Beaucoup dans le 12e et bientôt Césure dans le 5e arrondissement… Autant de friches liées à Yes We Camp qui racontent une autre façon de tirer profit des espaces laissés vacants. Enlarge your Paris s'est entretenu avec son cofondateur et directeur, Nicolas Détrie, à l'occasion des 10 ans du collectif.

Cela fait dix ans que Yes We Camp fait ce que l’on appelle de l’urbanisme transitoire et crée des tiers-lieux. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Nicolas Détrie : Le transitoire est un mode opératoire que nous trouvons très habile et que nous utilisons depuis 10 ans. Chez Yes We Camp, Nous profitons d’une durée limitée dans le temps pour demander quelque chose qui peut paraître inconcevable : avoir des terrains et des bâtiments gratuits. Les propriétaires y trouvent leur compte, soit par économie de gardiennage, soit parce qu’ils désirent l’intensité populaire, solidaire et créative des projets de Yes We Camp. Notre objectif est de créer des lieux inventifs et généreux, c’est-à-dire des endroits où pourront se rencontrer des personnes qui ne se rencontreraient pas ailleurs. Pendant longtemps, les collectivités entendaient par « tiers-lieux » les espaces de coworking ou les fablab. Mais, chez Yes We Camp, le tiers-lieu est plus que cela : c’est un espace social et solidaire, un espace moins cher, plus libre, et géré collectivement. On peut y développer des projets tout autant que boire un verre. L’important, c’est que les gens se rencontrent.

Quel bilan tirez-vous de cette décennie ?

Ces dix années me paraissent immenses. Nous changeons, le monde change. Nous restons encore aujourd’hui une structure assez intuitive. Nous souhaitons aujourd’hui passer de l’intuition à la formalisation tout en conservant le même cap : sortir de la logique induite par la société de consommation pour aller vers l’économie coopérative.

Lorsque vous avez créé votre premier projet à Marseille il y a dix ans, quels étaient vos rêves ?

Nous rêvions uniquement alors uniquement de vivre un moment intense et créatif, mêlant panache et hospitalité. À l’origine, Yes We Camp ne devait exister qu’en 2013 à l’occasion de l’événement « Marseille, capitale européenne de la culture ». Notre projet était pirate et, finalement, il est devenu l’un des hauts lieux de cette Capitale de la Culture. Nous avons fabriqué une mini-ville que nous avons habitée pendant huit mois. Nous n’avions aucun salarié et dépendions uniquement d’une certaine magie quotidienne, sans que rien n’ait été écrit. Maintenant, on peut évidemment parler d’engagement social ou écologique. Mais l’engagement était déjà là à travers le courage de vivre dans l’incertitude !

Pour résumer, on peut dire que Yes We Camp agit comme un laboratoire pour repenser la ville, l’urbanisme et l’engagement social…

C’est vrai et c’est bien. Mais dans la notion de laboratoire il y a une dimension un peu réduite, un peu « in vitro ». Les Grands Voisins à Paris et Coco Velten à Marseille ont rassemblé des milliers de personnes. Ce ne sont pas des tests hors-sol. Nous restons ancrés dans la réalité pour imaginer d’autres formes d’organisations économiques et sociales. Il est dommage aujourd’hui qu’on nous demande de nous financer nous-mêmes. On n’exige jamais d’une école ou d’un laboratoire d’être autonome car on sait qu’on va y apprendre des choses ! Or Yes We Camp est aussi aujourd’hui un outil d’apprentissage et de transformation.

Vous avez d’ailleurs créé un diplôme universitaire…

Nous souhaitons partager notre savoir-faire et nos compétences. Chaque projet étant différent, nous n’avons pas de manuel unique. Nous proposons donc un apprentissage  “pair à pair”, c’est-à-dire en allant au contact de lieux généreux, coopératifs et inventifs à travers des sessions immersives de trois jours. Ce dispositif d’apprentissage est donc aussi une manière aussi de nous rencontrer entre collectifs et d’augmenter la force du réseau.

En dix ans, le regard que les acteurs publics portent sur vous a évolué. Qu’attendez-vous désormais d’elles ?

Il est certain que nous avons gagné en crédibilité. Nous sommes beaucoup sollicités par des institutions culturelles, des mairies. Mais  je trouve que c’est clairement insuffisant ! Nous accorder l’occupation des lieux, c’est bien, mais je suis sûr que nous pourrions avoir des partenariats plus engageants de la part des propriétaires et des instances publiques. Au fond, nous n’attendons pas uniquement des validations de la part des édiles. Nous voulons leur donner envie d’apprendre de ces projets afin qu’ils puissent contribuer à modifier les dynamiques collectives, car aujourd’hui l’organisation profonde de la société n’a pas encore commencé à changer. Je ne veux pas qu’on voie nos projets comme des totems, mais que ces espaces, occupés légalement pour proposer d’autres modèles sociaux et écologiques, servent à réfléchir, à avancer vers une nouvelle société.

Avez-vous l’impression que votre message est entendu ?

Pas assez. C’est pour cela que nous devons travailler sur la formulation de notre message, et aussi augmenter nos partenariats ; il nous faut encore davantage nous réunir. J’aimerais que ce qui se passe dans ces lieux soit regardé avec davantage de considération. J’aimerais aussi que l’on se penche un peu plus sur nos manières d’agir collectivement, d’organiser le travail, sur la place que nous donnons aux personnes marginales et précaires et sur les métiers qui émergent. Nous voulons montrer que le sentiment d’épanouissement, le fun, la vitalité, sont des corollaires des actions solidaires et écologiques.

Qu’attendez-vous des dix prochaines années ?

Cette question est essentielle et nous l’abordons avec beaucoup de sérieux. Nous avons lancé notre propre programme de travail collectif sur le sujet. Mais nous allons probablement continuer à nous engager sur des lieux, en tentant des occupations plus longues. J’aimerais bien que l’on mette aussi le cap sur le développement d’habitats partagés.

Donc moins de transitoire ?

Non, les deux ! Le transitoire a une forme de vitalité et une capacité à produire rapidement des messages forts. Mais, en effet, j’aimerais qu’on puisse repenser la question de la propriété des lieux, ou bien leur usage sur le long terme. Avec toute l’équipe et les membres de Yes We Camp, notre souhait est qu’il existe toujours des espaces disponibles bon marché, plus libres, plus créatifs et plus solidaires. Nous aimerions maintenant qu’on nous prête des endroits sur quelques décennies au lieu de quelques années. Nous avons par exemple gagné 50 ans de prolongation aux Amarres à Paris. Il faut aussi augmenter notre force partenariale. Plus nous serons nombreux, plus nous serons visibles. Nous pourrions par exemple monter une coopérative foncière citoyenne pour posséder les lieux sur le long terme. Yes We Camp n’en est qu’au début de son histoire.

Infos pratiques : plus d’infos sur yeswecamp.org

Lire aussi : Césure, une nouvelle friche de 25 000 m2 au cœur de Paris

Lire aussi : La friche des Grands Voisins fait le bilan de cinq ans d’occupation légale

Lire aussi : L’ancienne usine à rêves Eclair bientôt transformée en friche culturelle à Épinay