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Le Grand Paris : et si c’était les rappeurs qui en parlaient le mieux ?

NTM lors de son ultime tournée en 2019 / © JB Quentin (Wikimedia commons)
NTM lors de son ultime tournée en 2019 / © JB Quentin (Wikimedia commons)

Journaliste pour Libération et fin connaisseur du rap francilien, Louis Moulin intervient dans le documentaire diffusé sur France Télé « Paname, le Grand Paris du rap ». Une histoire riche qu'il retrace à Enlarge your Paris.

Le documentaire dans lequel vous intervenez, « Paname, le Grand Paris du rap », revient sur une décennie de rap francilien depuis 2010. En quoi ces dix années sont-elles emblématiques ?

Louis Moulin : On situe généralement l’âge d’or du rap aux années 90 avec l’affirmation de piliers comme NTM ou IAM et l’installation du rap dans le paysage musical. Dans les années 2000, on constate non pas un repli, mais plutôt une stagnation avec la crise du disque. À partir de 2010, on assiste à une démocratisation des moyens de production. Il devient plus facile de faire du rap tout seul, le matériel est plus léger qu’auparavant. Sans compter l’émergence de la diffusion en streaming qui permet aux artistes de rayonner hors des circuits traditionnels. Et puis on assiste à un foisonnement dans tout le Grand Paris. Foisonnement géographique mais aussi musical avec une grande diversité de styles.

Est-ce à dire que, désormais, les artistes se définissent moins par rapport aux micro-territoires que sont le quartier, la ville ou le département ?

Pour moi, c’est vraiment le fait majeur de cette décennie. Pour reprendre les paroles d’un titre de Booba, auparavant, on était dans la logique « on représente nos codes postaux ». À partir de 2010, ce n’est plus vraiment le cas sauf chez certains artistes comme Kaaris qui symbolise un peu la queue de la comète de ce phénomène. En 2003, le projet « Paname All Starz » se propose de rassembler quinze rappeurs franciliens, parmi lesquels Diam’s et Sinik pour l’Essonne, ou Rim’ K pour le Val-de-Marne. Ce projet mettait en avant la logique de défense de villes ou de départements. En 2010, cela n’a plus vraiment cours. C’est un peu passé de mode peut-être aussi parce que les artistes ont conscience que les réalités quotidiennes peuvent être les mêmes, que l’on habite le 93 ou le 94, et que les points communs l’emportent sur les singularités. On a tous les mêmes problèmes de transports et, à Paris, le quartier des Halles constitue pour tout le monde un port d’amarrage.

Justement, le documentaire met en avant, au cours de cette décennie, l’émergence d’un rap issu du Paris intra-muros avec notamment Sexion d’Assaut ou l’Entourage. Est-ce à dire qu’auparavant ce rap purement parisien n’existait pas ?

Le rap en France a émergé dans Paris intra-muros, quand on pense aux free parties de Dee-Nasty à Stalingrad (19e) où à la salle de la Grange-aux-Belles (10e) ouverte aux adeptes du hip-hop par le couturier Paco Rabanne. Mais, si ce développement se fait intra-muros, il est l’œuvre de gens qui viennent de banlieue. Il y a bien Doc Gyneco ou Scred Connexion qui viennent du 18e ; mais on est vraiment aux abords du périphérique, à la lisière de la banlieue… Sexion d’Assaut ou l’Entourage viennent, eux, de quartiers plus centraux de la capitale. Le 9e arrondissement dont est originaire Sexion d’Assaut n’est pourtant pas spontanément assimilé au rap ni aux classes populaires. Et pourtant, le groupe démontre à sa manière qu’il y a des pauvres qui vivent au centre de la capitale. Quant à l’Entourage, certains de ses membres appartiennent à une catégorie sociale un peu plus aisée, issus du milieu de la petite bourgeoisie. Ils font du rap revival, très référencé, ce qui est plutôt malin. À défaut de se prévaloir de la « street cred », ils se légitiment par la connaissance des classiques.

Dans le documentaire, un intervenant évoque le décor « haussmannien » qui entoure Sexion d’Assaut. Un paysage comme celui-là, très différent des quartiers populaires, a-t-il exercé une influence sur leur musique selon vous ?

Cela influence surtout leurs textes, qui rendent beaucoup hommage au Paris intra-muros. Le rap de Sexion d’Assaut est plus divertissant, plus festif. Forcément, l’environnement n’est pas tout à fait le même que dans un quartier populaire de banlieue.Cela dit, ils chantent aussi les clochards ou les rats, qui font partie du décor parisien. 

Durant cette décennie, comment se positionne la Seine-Saint-Denis qui a longtemps symbolisé le territoire roi du rap ?

Le 93 s’est fait voler sa couronne depuis le début des années 2000, avec un déplacement vers le Val-de-Marne, symbolisé par l’explosion de la Mafia K’1 Fry, avec le 113, Rohff, etc. Pour autant, on a évidemment continué à faire du rap en Seine-Saint-Denis et, dans les années 2010, des figures du 93 comme Kaaris ou Fianso ont repris le flambeau de leur département vanté comme terre originelle du rap. Ils insistent sur le fait que, en termes de rap de rue, la Seine-Saint-Denis demeure le territoire le plus crédible.

Les années 2010 voient aussi l’émergence de la scène essonnienne… Comment expliquer son foisonnement à cette période ?

Je ne suis pas sûr de pouvoir donner une explication. Il y avait déjà des rappeurs en Essonne comme Diam’s ou Sinik mais qui avaient deux singularités : ils étaient blancs et ont pu être taxés de flirter avec la pop. Comme je le disais auparavant, cette émergence essonnienne est sans doute le résultat d’une diffusion accrue rendue possible par des moyens de production low cost. La particularité de l’Essonne dans cette décennie, c’est qu’elle va brasser des styles très différents, de Niska, au rap assez hardcore, à PNL, avec un cloud rap plus lancinant.

Dans le documentaire, vous n’hésitez pas à dire qu’un artiste comme MHD a tout de suite intégré le concept de Grand Paris. Est-ce que cette abolition des territoires n’a pas aussi un intérêt économique en permettant aux artistes de toucher un public plus large ?

Dans le titre Afro Trap Partie 3 (Champions League), MHD énumère tous les départements : 9.2 c’est la Champions League, 9.3 c’est la Champions League, etc. Quant à Sexion d’Assaut, dans le titre Wati by night, ils soulignent : « Au parking de la boîte / toutes sortes de plaques / 9.1, 9.2, 9.3, 9.4 / Tout Paris est là hey, mais y a même les gens du 7.7 », allusion à la relégation dont pâtissent traditionnellement les habitants de Seine-et-Marne, caricaturés comme les « campagnards » de l’Île-de-France. Donc, oui, forcément, en s’exonérant des frontières du périphérique, des départements, on va toucher potentiellement 12 millions de personnes et pas seulement 2 millions.

On sait que le Grand Paris a du mal à se constituer un récit, un imaginaire. Sur ce sujet, le rap ne serait-il pas finalement tête de pont ?

J’ai écrit plusieurs articles sur le sujet et j’en suis fondamentalement convaincu ! C’est par exemple ce que je trouve passionnant avec le titre de Médine, Grand Paris, auquel, avec Margot Baldassi de chez Pop-up urbain, nous avons consacré un texte. Alors que, pour beaucoup, le Grand Paris demeure nébuleux, très institutionnel, que le concept vient d’en haut – c’est Nicolas Sarkozy qui le pose en 2009 –, Médine se l’approprie en soulignant que la division entre intra et extra-muros n’est plus valable. Les rappeurs nous rappellent qu’il existe un territoire vécu qui mérite de s’appeler le Grand Paris mais qu’il est fait par ses habitants. Effectivement, si cette notion habite d’autres formes d’expression culturelle, c’est sans doute dans le rap qu’elle est la plus aboutie. C’est à la fois inattendu et cohérent puisque les rappeurs sont aux premières loges de la vie urbaine, des dynamiques territoriales. J’ai d’ailleurs hâte que le Grand Paris Express aboutisse pour voir comment les artistes vont s’emparer de la ligne 16, celle qui traversera une bonne partie de la Seine-Saint-Denis, et la chanter !

Infos pratiques : documentaire « Paname, le Grand Paris du rap », de Jean Morel et Simon Maisonobe, visible jusqu’au 21 décembre 2025 sur france.tv

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