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« La gare du Nord est la mémoire du développement de Paris et de sa banlieue »

À quelques semaines des Jeux olympiques de Paris, la gare du Nord sort d'une période de travaux et de transformations, de la signalétique au stationnement vélo en passant par la gare routière. Il y a 4 ans, Enlarge your Paris avait rencontré Patrick Cognasson, auteur de « L'Histoire de la gare du Nord », qui revenait sur les 175 ans de la plus grande gare d'Europe.

Cette interview a été publiée le 11 mars 2020 en partenariat avec Stationord et réactualisée le 25 juin 2024

Comment la gare du Nord est-elle née ?

Patrick Cognasson : La gare du Nord, que l’on appelait aussi le « terminus de Paris à la frontière de Belgique et de l’Angleterre » ou « l’embarcadère du Nord », a été ouverte en juin 1846. Le trafic voyageurs était assez réduit, avec quelques trains pour la Belgique ou les ports desservant l’Angleterre. C’était surtout une gare de marchandises, qui servait à acheminer à Paris de l’acier et du charbon depuis les mines et les usines du Nord. Il faut se souvenir qu’à l’époque l’éclairage au gaz dans les rues de Paris est embryonnaire. Les Parisiens s’éclairent encore à la bougie et se chauffent au charbon. Très vite, la gare s’est révélée trop petite pour assurer à la fois le trafic des marchandises dont la ville en plein essor avait besoin et pour accueillir les voyageurs. En 1854, les Rothschild, qui étaient les principaux actionnaires de la Compagnie des chemins de fer du Nord, obtiennent l’autorisation d’effectuer des travaux d’agrandissement. C’est toujours délicat d’élargir une gare, mais pour la gare du Nord, très enserrée dans la ville, c’était particulièrement compliqué. Alors on a décidé de la reconstruire entièrement. On a démonté et déménagé la façade de la première gare pour la reconstruire à Lille, où elle se trouve toujours ! Les travaux de la nouvelle gare débutent en 1859, dans le contexte des grands travaux haussmanniens et du boom économique de la capitale.

En 1860, on passe donc d’une gare logistique à une gare de voyageurs monumentale représentative d’une grande bourgeoisie industrielle affirmant sa puissance

Les travaux de la gare commencent en 1859, mais c’est en 1861, avec l’arrivée de l’architecte Jacques Ignace Hittorff, qu’ils prennent un tournant décisif. Pour la façade de la gare, Hittorff recrute les treize meilleurs artistes de l’époque pour réaliser les allégories féminines représentant les villes françaises et les capitales internationales desservies par la gare du Nord. Une grande partie d’entre eux sont des sculpteurs qui sont intervenus sur l’Opéra Garnier à Paris. C’est dire les moyens que l’on a mobilisés ! Hittorff est sans doute le plus grand architecte de son temps ; il est à l’apogée de sa carrière au moment où James de Rothschild le recrute. Au moment du lancement des travaux de la gare du Nord, Paris a déjà une gare monumentale, celle de l’Est, qui fut considérée, lors de son édification, comme l’un des six plus beaux monuments de la capitale. James de Rothschild veut faire de la gare du Nord un ouvrage majeur, le symbole de la bourgeoisie impériale. La façade de la gare incarne cette ambition, notamment avec cette impressionnante galerie de sculptures représentant les villes desservies. Il faut aussi se rappeler que la construction des lignes et des équipements ferroviaires était à la charge des compagnies privées de chemin de fer mais que les gares étaient financées en grande partie par l’État, sur les deniers publics.

Depuis, la gare n’a cessé de s’agrandir, de se moderniser, de se transformer

La gare du Nord a en effet une spécificité remarquable : elle a toujours été en travaux. Depuis son origine jusqu’à aujourd’hui. En 1864 est inaugurée la gare de Hittorff, celle des années impériales. Il y aura une seconde vague de travaux entre 1878 et 1900, année des Expositions universelles. Au cours de cette période, le trafic voyageurs de la gare du Nord augmente considérablement. On se rend aux courses à Enghien et à Chantilly, ou encore à Paris Plage, au Touquet. La gare du Nord est aussi la porte d’entrée des banlieusards dans Paris avec les premiers « abonnements ouvriers » qui leur permettait de se rendre au travail. Et c’est précisément à cette époque que la banlieue parisienne, surtout la banlieue nord, connaît un essor extraordinaire, justement autour des gares des chemins de fer du Nord. C’est ce qu’on a appelé l’urbanisme « en doigt de gant », les communes de la banlieue parisienne se développant autour du réseau ferré. Et, depuis la Première Guerre mondiale, des travaux ont toujours été nécessaires pour adapter la gare au trafic de banlieue. À partir de 1930, la gare du Nord accueille 180 000 voyageurs chaque jour – on en est à plus de 700 000 aujourd’hui. Une bonne moitié d’entre eux est constituée d’ouvriers ou des employés de bureau qui viennent travailler à Paris. Pour gagner de la place, on déplace les bureaux qui se trouvaient dans la gare vers la rue de Dunkerque, et après la Seconde Guerre mondiale, on détruit le Grand Hôtel, qui se trouvait lui aussi dans la gare. Des années de faste, il reste seulement le salon impérial, devenu le salon des grands abonnés de l’Eurostar.

@ Renaud CHODKOWSKI (Creative commons - Flickr)
© Renaud Chodkowski (Creative commons – Flickr)

Avec les trente glorieuses, il y a également l’arrivée de l’électricité, du RER et du TGV…

À partir de 1958, on assiste au tournant de l’électrification. Les travaux sont impressionnants puisqu’il va falloir installer des caténaires. Dans le même temps, le trafic de banlieue explose, en raison notamment de la construction des grands ensembles destinés à loger les habitants des bidonvilles, les rapatriés d’Algérie, les Parisiens vivant dans des logements insalubres ou encore les ouvriers que Renault et Citroën faisaient massivement venir des anciennes colonies. Au fil des travaux, incessants depuis quarante ans, on exploite quatre gares en une : une gare affectée aux TGV et au trafic international, une autre aux lignes nationales, une pour le Transilien et une en souterrain pour les RER B et D. Au total, cela représente un trafic de 2 000 trains par jour, ce qui est considérable.

On dit d’ailleurs que c’est le faisceau ferroviaire le plus chargé du monde…

Depuis un siècle, la gare du Nord est une extraordinaire porte d’entrée dans Paris. Avec la mise en service des TGV, la gare du Nord est devenue la première gare d’Europe et la troisième gare du monde après celles de Tokyo et de Chicago. C’est aussi une gare de banlieue très importante, dont le trafic devrait s’élever à 900 000 voyageurs par jour d’ici une dizaine d’années. C’est pour cette raison qu’elle va une nouvelle fois connaître une grande phase de travaux. En 2014, le patron d’une chaîne de magasins britannique, de passage à Paris pour un congrès, a provoqué un petit scandale en déclarant que la gare du Nord était « le trou le plus sordide d’Europe » alors que la toute nouvelle gare londonienne de Saint-Pancras était « une gare moderne tournée vers le futur ». Mais il ne faut pas oublier que Saint-Pancras est une gare réservée au TGV et au trafic international, alors que la gare du Nord, avec ses « quatre gares en une », a une histoire centenaire, une histoire ferroviaire, urbaine, sociale et même populaire. Cette gare est la mémoire du développement de Paris et de sa banlieue, depuis bientôt 180 ans.

Infos pratiques : « Histoire de la gare du Nord, au cœur de Paris, au carrefour de l’Europe » (éd. La Vie du rail), de Patrick Cognasson. 30 €. Disponible sur Librest, La Fnac et Amazon

[article mis à jour en juin 2024]

Façade la Gare du Nord. Jéromine Derigny pour Enlarge your Paris
© Jérômine Derigny pour Enlarge your Paris

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