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Pour un Grand Paris des piétons

Le quartier Saint-Louis, à Versailles lors d'une randonnée urbaine organisée par Enlarge your Paris / © Jérômine Derigny pour Enlarge your Paris
Randonnée urbaine à Versailles organisée par Enlarge your Paris / © Jérômine Derigny pour Enlarge your Paris

Avec 40% des trajets quotidiens, la marche représente le premier mode de déplacement en Île-de-France, devant l'automobile et les transports en commun. Pourtant, le piéton reste encore le parent pauvre des politiques de mobilité. Ce qu'observent régulièrement les journalistes d'Enlarge your Paris, adeptes des randonnées urbaines dans le Grand Paris et qui plaident ensemble pour une prise en compte plus grande de la place des piétons dans le Grand Paris.

Le triomphe incontesté et incontestable du vélo cache de moins en moins le retour en grâce d’un autre moyen de déplacement universel, vieux comme le monde, mais longtemps mal vu : la marche. Pourtant premier moyen de déplacement en Île-de-France selon l’Enquête Global Transport, la marche à pied a longtemps été invisible dans les statistiques du ministère des Transports, qui lui préférait les modes motorisés, nécessitant de lourdes infrastructures et d’aussi lourds investissements. Pourtant, là aussi, les temps changent, pour ne pas dire que la roue tourne. Si les grèves de l’hiver 2019 ont marqué la consécration du vélo, elles ont aussi été le « 1995 » de la marche à pied dans le Grand Paris. Les images d’embouteillages piétons aux heures de pointe sur les grands axes de la capitale, aux abords des grandes gares parisiennes et aux portes de Paris, symbolisent cette émergence.

Depuis, dans le cadre du déconfinement post COVID-19, on a osé penser des aménagements provisoires pour faire plus de place aux piétons, au détriment de la voiture. Le très officiel CEREMA, centre d’études lié aux ministères des Transports et de l’Ecologie, a même appelé à « dimensionner plus généreusement les espaces dédiés aux piétons » et à « faire de la marche la nouvelle « petite reine » des déplacements ». On a aussi pu lire dans la presse de nombreux éditoriaux rappelant les vertus de la marche, présentée comme une solution à bas coût face à la saturation des transports en commun, mais aussi un moyen efficace de lutter contre les effets sanitaires de nos vies ultra-sédentaires ou encore de se déplacer sans produire de CO2. A ces différents aspects, il faut en ajouter un autre, plus social : la marche est gratuite, et donc universelle et démocratique.

« En ville, la signalétique a été pensée pour les voitures, pas pour les piétons »

Tout cela suffit-il à garantir à la marche un avenir radieux ? Ce n’est pas si simple. Pour prendre le cas précis du Grand Paris, il y existe une vraie différence entre l’intra et l’extra-muros, bien qu’un certain nombre de problèmes soient communs aux deux côtés du périphérique. Quels sont-ils ? En ville, la signalétique a été pensée pour les voitures, pas pour les piétons, et l’espace public est dominé par les automobilistes, qui pourtant ne représentent que 35 % des déplacements quotidiens en Île-de-France (les marcheurs représentent eux 40% des déplacements et les usagers des transports en commun 22%).  C’est la vitesse de la voiture qui continue de donner son rythme aux autres déplacements. A travers leur concept de dérive urbaine, une manière d’errer dans un lieu pour sa découverte, l’écrivain Guy Debord et les situationnistes luttaient à leur manière contre la restriction de la liberté du marcheur aux seuls trottoirs, devenus dans leur esprit des îlots encerclés par la vitesse et le bruit des machines à moteur mais aussi par le mode de vie qu’ils véhiculaient. Marcher à l’ère de la voiture triomphante devenait un acte militant.

Il n’en reste pas moins que Paris reste un paradis pour les piétons par contraste à la situation de certains territoires de banlieue marqués par l’héritage industriel du XIXe siècle et celui du tout automobile du XXe siècle. C’est en banlieue que se trouvent toutes les grandes infrastructures urbaines qui structurent la métropole parisienne : autoroutes, voies ferrées, aéroports, cimetières parisiens, zones logistiques et commerciales, ports, cimenteries, déchetteries, centres d’incinération des ordures et de traitement des eaux… Une carte dite des « propriétés de Lucifer », dessinée par des architectes italiens dans le cadre de l’Atelier internationale du Grand Paris, a montré l’emprise de toutes ces grandes servitudes urbaines qui coupent et séparent de très larges zones en Seine-Saint-Denis, dans le Val-de-Marne et en Essonne. Et cela concerne également les fleuves et canaux. Rappelons que pour traverser la Seine, il y a un pont tous les 200 mètres à Paris, contre un tous les 3 km en banlieue, avec souvent des trottoirs exigus et partagés avec les vélos.

La carte des "Propriétés de Lucifer" / © Studio 09 Secchi-Viganò
La carte des « Propriétés de Lucifer » / © Studio 09 Secchi-Viganò

« Parcourir les routes du Grand Paris et d’Île-de-France avec Google Maps à la recherche d’itinéraires piétons est un exercice instructif »

Toutes ces « propriétés de Lucifer » coupent la vue, bloquent le passage, contraignent les piétons à faire des kilomètres de détours, à chercher le passage qui permet de se glisser sous l’autoroute, au-dessus de la voie ferrée, le long de la zone d’activité commerciale grillagée, marchant dans un contexte généralement dominé par la circulation automobile et marqué par de nombreux désagréments : bruit, pollution, absence d’arbres pour se protéger de la chaleur, trottoirs étroits, signalétique urbaine exclusivement dédiée aux automobilistes, panneaux publicitaires encombrants et criards, risque lié à la vitesse des voitures et des motos, saleté des bords de route, sentiment d’insécurité – particulièrement pour les femmes. Enfin, poussettes et chaises roulantes sont tout simplement exclues de nombreux trottoirs de banlieue, aussi étroits qu’encombrés.

En grande couronne, ces mêmes trottoirs parfois disparaissent en sortie d’agglomération ou le long des routes qui les desservent. Pourquoi si peu de départementales sont bordées de trottoirs lorsqu’elles relient des zones denses distantes de peu de kilomètres ? Parcourir les routes du Grand Paris et d’Île-de-France avec Google Maps à la recherche d’itinéraires piétons est un exercice instructif. De là, on pourra se questionner longtemps pour savoir s’il n’y a pas de piétons à cause de l’absence de d’aménagements dédiés ou si l’absence d’aménagements est justifiée par l’absence de piétons ?

Ce tour d’horizon serait incomplet s’il ne prenait pas en compte les chemins ruraux, héritage d’une région qui était il y a deux générations largement agricole, et où l’on pouvait cheminer d’un village à l’autre à travers prés et champs. Aujourd’hui prisés le week-end par les joggeurs, les randonneurs et les familles, ils servent en semaine de pistes cyclables permettant aux habitants de rejoindre les commerces de la commune voisine ou la gare la plus proche sans prendre la voiture. Pourtant, il n’existe aucune carte régionale (ni nationale) de ces chemins ruraux, et nombre d’entre eux sont détruits chaque année en Île-de-France, avalés par des lotissements ou détruits par des exploitants agricoles qui ont le droit de les faire disparaître sur simple déclaration en mairie. Or, dans la perspective de la transition climatique et de la « décarbonation » de la mobilité, ces chemins « déjà-là » ne représentent-ils pas un atout important ? 

« Promouvoir le déplacement des piétons, voire leur retour, nécessite de regarder autrement l’espace urbain et périurbain »

Promouvoir le déplacement des piétons, voire leur retour, nécessite de regarder autrement l’espace urbain et périurbain en faisant baisser la pollution et le bruit, en améliorant la qualité des trottoirs et en végétalisant pour rendre supportables ces étés, voire ces printemps, de plus en plus chauds. Il s’agirait aussi de sécuriser ou de rendre plus « urbains » certains lieux – avec de l’éclairage, de la signalétique – pour que tous et surtout toutes puissent s’y déplacer sereinement. Pour favoriser les mobilités piétonnes en banlieue, les enjeux sont multiples, les difficultés également, ce qui nécessitera sans doute que les habitants s’en mêlent et réclament des engagements à la hauteur des impératifs sociaux, économiques et écologiques associés à la marche.

Les années 2020 vont voir se développer dans le Grand Paris et en Île-de-France des projets urbains et de transport qui seront autant d’occasions de repenser la place des piétons : construction du réseau du Grand Paris Express, déploiement d’un RER vélo à l’échelle francilienne, développement de la ligne E du RER vers Mantes-la-Jolie (Yvelines) et modernisation du réseau des transports en commun régional. Sans oublier les Jeux olympiques qui se dérouleront largement en Seine-Saint-Denis, parfois en lisière des fameuses « propriétés de Lucifer ». Une partie de l’héritage des JO réside peut-être dans la place qui sera faite aux piétons à travers les aménagements qui seront engagés ? En tous cas, reste une certitude à l’aune du déconfinement : la révolution piétonne ne fait que commencer. 

Infos pratiques : « Comment ça marche en Île-de-France ? », conférence organisée mercredi 17 mai de 9h à 10h30 par l’Institut Paris Region à suivre en ligne et en direct sur institutparisregion.fr

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