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Le changement climatique à l’échelle régionale : retour sur le projet « Acclimaterra »

La viticulture, secteur essentiel de l’économie en Aquitaine, est déjà fortement impactée par les aléas climatiques /  © Claude37 (Creative commons - Flickr)
La viticulture, secteur essentiel de l’économie en Aquitaine, est déjà fortement impactée par les aléas climatiques / © Claude37 (Creative commons – Flickr)

Face aux dérèglements climatiques, le niveau régional serait un échelon pertinent pour penser des solutions. Ce que défend Hervé Le Treut, climatologue et professeur à Sorbonne université, qui prend pour exemple le projet « Acclimaterra » dont il est président bénévole en Nouvelle Aquitaine.

Hervé Le Treut, climatologue, professeur à Sorbonne université et président bénévole de l’association « Acclimaterra »

Les changements climatiques liés aux émissions de gaz à effet de serre sont désormais clairement visibles ; il n’est plus possible de réfléchir aux implications d’un tel changement de la même manière que dans les années 1980 ou 1990, lorsque se sont mises en place des instances telles que le Programme mondial de recherche sur le climat (1980), le GIEC (1988) ou encore la Convention cadre des Nations unies sur les changements climatiques, dans la foulée du Sommet de Rio de 1992.

Nous avons, depuis cette époque, continué à émettre des gaz à effet de serre à un rythme annuel toujours croissant. Ces gaz se stockent pour moitié environ dans l’atmosphère. Ils rendent largement irréversible une évolution qui crée par ailleurs une situation d’interdépendance totale entre les différents pays de la planète, puisque les gaz à effet de serre sont continuellement mélangés par les mouvements de l’air, quelle que soit leur origine.

Le rapport du GIEC de 2019 montre que, dans ces conditions, rester sous la barre des 1,5 degré de réchauffement réclame d’atteindre l’équilibre carbone vers 2050 : cela signifie moins de 30 ans pour avoir remplacé de manière complète des combustibles fossiles qui représentent environ 80 % de nos ressources énergétiques.

Dans un tel contexte, il est impossible d’ignorer les risques irrémédiablement croissants auxquels sont soumis les territoires où nous vivons. Et le champ de ce qui est possible diminue constamment, au fil des émissions nouvelles de gaz à effet de serre, qui s’ajoutent aux plus anciennes.

Nous allons illustrer ce que cette évolution impose de nouveau, en nous appuyant sur un travail demandé il y a une décennie par la région Aquitaine (agrandie depuis 2016 aux dimensions de la Nouvelle-Aquitaine) ; les acteurs de cette analyse furent réunis au sein d’un groupe appelé « Acclimaterra ».

Il s’agissait « simplement » de faire un diagnostic de ce que pourrait devenir ce territoire dans quelques décennies, et le travail qui a été choisi a été avant tout de s’appuyer sur les études et documents disponibles : Bordeaux et les autres villes de la région sont riches d’un grand potentiel scientifique, avec des études très nombreuses portant de manière directe sur le territoire local.

« Il faut renverser ou compléter l’injonction célèbre « Penser globalement pour agir localement », en se souciant aussi de « penser localement » »

Si le travail mis en œuvre par Acclimaterra peut paraître très simple, il aura porté une approche nouvelle. En matière de climat et de réduction des émissions de gaz à effet de serre, la méthode la plus commune pour déterminer les objectifs à tenir est d’utiliser des modèles numériques travaillant à l’échelle globale, de se donner des objectifs relativement lointains (par exemple, ne pas dépasser 1,5 ou 2 °C de réchauffement en moyenne globale à l’horizon 2100), et de mettre en place une forme de rétroplanning vers le temps présent, qui permet de définir ce qu’il faut décider aujourd’hui pour ne pas dériver vers des futurs trop élevés dans un siècle.

On peut alors « régionaliser » ces résultats à l’échelle d’un domaine plus petit, en utilisant des méthodes statistiques. Mais il est difficile de tenir compte dans ce cadre de faits tels que l’évolution de l’économie régionale, ou celle de la biodiversité. Une grande part se joue à l’échelle des humains et il faut donc renverser ou compléter l’injonction célèbre « Penser globalement pour agir localement », en se souciant aussi de « penser localement »

L’objectif que s’est donné pour cela le projet Acclimaterra a été de faire un recensement des travaux existants qui soient porteurs d’informations et d’anticipations sur le changement climatique – mais en allant du présent vers le futur et en agrégeant progressivement des compétences variées, depuis la physique et la biochimie jusqu’au droit environnement et aux sciences sociales en passant par les enjeux de santé, l’écologie, ou l’histoire (la liste n’est pas limitative !). Deux publications ont accompagné ces travaux : l’une en 2013 consacrée à l’Aquitaine ; l’autre en 2018 à la Nouvelle-Aquitaine.

« Un des facteurs de réussite du projet concerne l’ampleur et la densité de l’information disponible au niveau régional »

Un des facteurs de réussite du projet concerne l’ampleur et la densité de l’information disponible au niveau régional. Les membres des « bureaux » qui ont géré ce travail étaient souvent au nombre de 4 ou 5, le comité scientifique qui a mis en place les « groupes de chapitres » en comptait une vingtaine ; au final, près de 400 chercheurs ont contribué par leurs écrits à ces deux publications. Le fait régional a trouvé une expression forte à ce niveau : les participants étaient tous bénévoles, presque tous locaux, et leur attachement au territoire a été inévitablement l’une des raisons de leur intérêt.

C’est aussi cet intérêt qui a permis à Acclimaterra, au fil des années, de jouer un rôle qui n’était pas vraiment prévu au départ : aller à la rencontre des acteurs de la Nouvelle-Aquitaine. Dans un premier temps, une vingtaine de villes ont été ciblées : Acclimaterra y a passé très souvent 3 jours, pour des contacts avec les élus, les entrepreneurs, les associations, le grand public, les scolaires.

Il s’agissait de porter le diagnostic scientifique mais aussi d’être à l’écoute des personnes rencontrées. Le succès de ces visites fait qu’elles ont été répétées ensuite dans une vingtaine d’autres lieux, et qu’elles se sont accompagnées d’opérations plus ciblées, d’aides à la mise en place des plans « Climat Air Énergie » territoriaux (PCAET), d’actions répétées de médiation dans un large ensemble de domaines ; citons à titre d’exemple le projet « Acclimacampus », hébergé par l’université de Bordeaux.

Le travail scientifique lui-même a fait l’objet de réunions très régulières. On peut l’articuler autour de deux notions essentielles : la vulnérabilité des territoires et le caractère systémique du fonctionnement de la région, que l’on retrouve en faisant une liste incomplète des thèmes abordés : les climats anciens, la variabilité naturelle du climat, la santé, les ressources forestières, agricoles et vinicoles, les ressources de la mer, la fragilité du littoral, la qualité de l’air, de l’eau et des sols, la gestion de l’eau, l’évolution des massifs montagneux, la biodiversité (en lien partiel avec des ONG), l’énergie, l’urbanisme, l’économie, le droit environnemental, la gouvernance.

« Face aux dérèglements climatiques, le niveau régional apporte très certainement un nouvel espace de solutions »

La dimension systémique du fait régional est un fait essentiel. On peut l’illustrer en évoquant la ressource en eau qui constitue sans aucun doute l’un des éléments les plus sensibles de la gestion régionale. Elle est associée à des phénomènes multiples : l’enneigement des montagnes, les ressources hydroélectriques, le refroidissement des centrales nucléaires, le bouchon vaseux de l’estuaire girondin, les filières agricoles, la forêt, la vigne… Et elle n’est gérable que dans le respect de cette complexité.

Tout ceci définit un système climatique localisé dont la complexité est sans doute égale à celle du système climatique global et qui a une double légitimité : être proche des citoyens, tout en gérant un domaine suffisamment large pour être en mesure d’y aborder les problèmes d’arbitrage entre différentes solutions.

Face aux dérèglements climatiques, le niveau régional apporte très certainement un nouvel espace de solutions, finalement très peu étudié, permettant de casser l’opposition trop fréquente entre « atténuation » (stabiliser les concentrations de gaz à effet de serre dans l’atmosphère) et « adaptation » (limiter les effets négatifs) du changement climatique.

Il est devenu nécessaire aujourd’hui de concilier ces enjeux que rien n’oppose. Dans un monde où une grande part des émissions de gaz à effet de serre sont liées au transport, à l’habitat et à l’agriculture, il faut tirer parti de ce que représentent les territoires : des lieux de décisions en réponse à des problèmes qui relèvent de l’urbanisme, de l’évolution des filières agricoles, du développement des infrastructures de transport, de la défense des zones naturelles, du développement de filières énergétiques locales, de la qualité de l’air, de l’eau et des sols, du soutien à l’organisation de la pêche…

Ce sont donc des changements structurels que les régions peuvent aider à mettre en place. La Nouvelle-Aquitaine a eu de ce point de vue une initiative importante en créant « Néo Terra », un projet qui s’appuie sur AcclimaTerra et sur Ecobiose, un groupe parallèle dédié à la biodiversité.

Néo Terra devrait ainsi faciliter les interactions nécessaires mais souvent difficiles entre le monde académique et celui des décideurs – en veillant bien sûr à ce que la région ne soit pas lieux de repli sur soi, mais bien de projets ouverts aux partenariats.The Conversation

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original

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