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« Le Grand Paris est un parfait laboratoire agricole »

Les moutons de la ferme du Bonheur à Nanterre / © Jean-Fabien Leclanche pour Enlarge Your Paris
Les moutons de la ferme du Bonheur à Nanterre / © Jean-Fabien Leclanche pour Enlarge Your Paris

Qu’est-ce que l’agriculture urbaine ? Peut-on encore parler de phénomène de mode ? Comment le monde agricole traditionnel perçoit ce secteur en pleine expansion ? Nous avons interrogé Christine Aubry, chercheuse agronome à l’INRA-AgroParistech et pionnière des études sur l’agriculture urbaine. Elle interviendra lors de la conférence inaugurale des Rencontres agricoles du Grand Paris le 10 octobre sur le campus parisien d’AgroParistech dans le 5e arrondissement. L'inscription est gratuite et se fait un peu plus bas.

Qu’est-ce que l’agriculture urbaine ? 

Christine Aubry : Dans certains pays, au Québec par exemple, poser une jardinière sur un balcon c’est déjà faire de l’agriculture. En Europe, on considère que l’agriculture urbaine consiste en une activité de production alimentaire, que ce soit pour la vente ou pour sa consommation personnelle. Quant à nous, ingénieurs et chercheurs agronomes chez AgroParistech, nous distinguons trois critères « scientifiques » pour qualifier l’agriculture urbaine. Tout d’abord, il doit s’agir d’une production destinée en priorité aux citadins, le plus souvent par l’intermédiaire des circuits courts. Deuxièmement, cette production doit être située en ville, ou juste à côté de la ville. Enfin troisièmement, elle doit utiliser des ressources que la ville pourrait lui disputer comme le foncier, l’eau et même la main-d’œuvre. Si vous cumulez ces trois critères, vous faites bien de l’agriculture urbaine.

L’agriculture urbaine ne se limite donc pas aux potagers sur les toits…

Pas du tout ! Dans la recherche agronomique, nous distinguons six grandes familles d’agriculture urbaine. Il y a bien sûr les fermes périurbaines qui vendent à la ville tout proche, notamment via les AMAP (associations pour le maintien d’une agriculture paysanne) ou les autres formes de circuits courts. C’est aussi les jardins associatifs dans toute leur diversité (jardins partagés, ouvriers, etc.). Phénomène plus récent, les micro-fermes urbaines sont encore des OVNI dans le paysage agricole. Je pense notamment à Veni Verdi, une ferme installée dans des collèges parisiens et qui mêle production alimentaire et activités pédagogiques, mais aussi à l’Agrocité de Gennevilliers (Hauts-de-Seine) dont la production s’inscrit dans le cadre d’une activité sociale de quartier. Autre famille d’acteurs agricoles urbains, les serres urbaines comme la tour maraîchère qui doit ouvrir à Romainville (Seine-Saint-Denis) au printemps 2019. Encore assez rares en Europe, elle sont plus nombreuses en Asie. Il faut également citer l’indoor farming, l’agriculture en milieu fermé et contrôlé comme le sont les fraises en containers d’Agricool à Paris, Suresnes (Hauts-de-Seine) et bientôt Dubaï. Cette méthode sophistiquée et coûteuse est encore assez expérimentale en France. Il existe de l’indoor farming moins technique comme les champignons et les endives de la Boîte à champignons qui poussent dans un ancien parking du Nord de Paris. Ce sont les héritiers directs des champignonnières du XIXe siècle qui étaient installées dans les anciennes carrières de banlieue. Enfin, on trouve les différentes formes d’élevage en ville comme les ruches, les poules, les moutons et peut-être demain des insectes.

Quand est-ce qu’apparaît l’agriculture urbaine ? 

Elle a commencé tout doucement à émerger il y a une petite vingtaine d’années quand les paysans périurbains, qui subissaient une énorme pression de l’étalement urbain, ont décidé de se rapprocher de leurs clients, c’est-à-dire essentiellement des citadins. On a commencé à mettre en place les circuits courts de type AMAP. Depuis, d’autres se sont créés à l’instar de La ruche qui dit oui et d’Au bout du Champ. Si en Europe l’agriculture urbaine était encore balbutiante au début du XXIe siècle, il s’agissait déjà d’une réalité dans les pays du Sud.

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Guillaume Leterrier, co-fondateur du collectif des Bergers Urbains en Seine-Saint-Denis / © Jean-Fabien Leclanche pour Enlarge your Paris
Guillaume Leterrier, co-fondateur du collectif des Bergers Urbains en Seine-Saint-Denis / © Jean-Fabien Leclanche pour Enlarge your Paris

Pourquoi ?

Dans les années 90, la région de l’Afrique des Grands Lacs a été le théâtre de guerres qui ont provoqué des exodes massifs de paysans dans les villes. Pour survivre, ils ont continué de faire la seule chose qu’ils connaissaient, cultiver, partout, sur les bas-côtés, autour des maisons, dans tous les coins et recoins disponibles. L’agriculture urbaine sous sa forme actuelle est donc née en Afrique dans les camps de réfugiés. Ailleurs dans les pays du sud elle est présente depuis longtemps car on n’a souvent pas les moyens d’y importer de la nourriture à cause du coût de la logistique. Pour manger des produits frais, il faut donc les produire sur place. Cela donne les toits cultivés de Dakar ou la transformation de savanes herbeuses des collines autour d’Antananarivo en zones maraichères. C’est une authentique innovation sociale, technique et économique.

Comment s’est fait le développement de l’agriculture urbaine en Europe ?

Il s’est tout d’abord appuyé sur les circuits courts. C’est une pratique qui existe depuis toujours  mais qui a littéralement explosé avec les scandales alimentaires du type « vache folle » à la fin du XXe siècle. A cela s’ajoute un autre phénomène, qui est devenu très fort, le besoin de végétaliser la ville pour se reconnecter avec la nature. C’est la conjonction des scandales alimentaires et de l’envie de nature qui est à l’origine de cette idée de faire de l’agriculture en ville. Cela va conduire au renouveau d’une pratique ancienne, le jardin associatif, que l’on rebaptise jardins partagés, d’abord à Lille dans les années 1990, puis à Paris dans les années 2000. On veut produire soi-même des aliments sains et près de chez soi. Au début, on cultive pour soi et puis avec l’explosion de la demande, on voit émerger une production commerciale. Il s’agit là d’un phénomène européen.

Quand est-ce qu’émerge un secteur professionnel ?

A Paris, cela s’est passé en deux temps. En 2013, la mairie a lancé pour les habitants et les associations de quartier un programme intitulé « Végétalisation innovante ». Au final, la moitié des dossiers proposaient de la production alimentaire. On ne voulait pas juste contempler ou faire pousser la nature, on voulait la manger. En 2013, afin de faire face à la demande croissante des Parisiens en faveur des espaces verts cultivables, on décide d’encourager les jardins partagés sur les toits. Mais très vite, la mairie s’est rendue compte que c’était hors de prix entre l’aménagement des toits, le coût de l’eau et le sujet épineux de l’accès du public. Du coup, dès 2014, l’idée est lancée d’organiser le concours « Parisculteurs », dont la première édition a eu lieu en 2016. Le principe est de mettre des toits et quelques sous-sols à la disposition d’entreprises ou de structures associatives. Cela a constitué un tournant.

A lire : Pour un Grand Paris agricole

Le Potager du Roi à Versailles / © Jean-Fabien Leclanche pour Enlarge your Paris
Le Potager du Roi à Versailles / © Jean-Fabien Leclanche pour Enlarge your Paris

Les initiatives se sont également développées en banlieue… 

Absolument. C’est le cas par exemple à Gennevilliers (Haut-de-Seine) avec l’Agrocité, mais aussi à Arcueil (Val-de-Marne), qui a transformé des terrains constructibles en jardins potagers associatifs pour devenir « ville comestible ». On a également des exemples en Seine-Saint-Denis avec le troupeau des Bergers Urbains ou encore les anciennes terres maraichères préservées par la ville de Saint-Denis pour y installer de nouvelles fermes urbaines. Enfin, le conseil général du Val-de-Marne a soutenu l’installation d’un maraîchage de plusieurs hectares sur les coteaux de Vitry

Aujourd’hui, l’agriculture urbaine est un phénomène mondial…

Tout à fait. Qu’il s’agisse de l’Amérique ou de l’Asie, on retrouve le même besoin de se reconnecter avec la nature et la même défiance pour certaines pratiques agro-industrielles. Mais la crise financière de 2008 a joué un rôle d’accélérateur. Alors qu’avant il n’y avait pas de jardins partagés en Grèce, au Portugal et en Espagne, on en trouve désormais partout. Dans les villes américaines sinistrées par les crises, dont celle des subprimes, les jardins communautaires ont essaimé. C’est le cas à Detroit. Là-bas, la dimension sociale et nourricière est très marquée, peut-être plus qu’ici où l’on s’est d’abord préoccupé de qualité et de bien-être. Mais partout on a vu systématiquement émerger en parallèle des pratiques associatives de même qu’un secteur commercial. 

Quels sont les indicateurs de la professionnalisation de l’agriculture urbaine ?

Le meilleur indicateur de cette professionnalisation, c’est la création de l’Association française d’agriculture urbaine professionnelle (AFAUP). Elle regroupe une très grande diversité de projets mais qui tous ont un objectif de développement technique, commercial ou social très rigoureux. On trouve aussi bien la Ferme du bonheur à Nanterre (Hauts-de-Seine), avec son projet de dépollution des sols par l’agriculture, que des startups qui font de l’aquaponie (culture sur un support aquatique, NDLR) ou bien les Fermes de Gally, installées dans les Yvelines et qui font de la recherche et de la production en quantité. Cependant, nous sommes incapables de prédire à l’heure actuelle quelle forme d’agriculture urbaine sera à terme la plus durable. Le social, « l’agriculturel », le produit de niche, le high-tech ou bien un mix de tout cela ? 

A lire : Planète Lilas, un potager de deux hectares à 5km du périph’

La Prairie du Canal à Bobigny / DR
La Prairie du Canal à Bobigny / © La Sauge

Comment le monde agricole perçoit-il l’agriculture urbaine ? 

Au début, le monde agricole traditionnel ne prenait pas au sérieux le phénomène de l’agriculture urbaine. Mais les choses ont changé quand des agriculteurs urbains et des micro-fermes périurbaines ont commencé à produire en quantité et en qualité. La Chambre d’agriculture d’Île-de-France propose maintenant des formations aux agriculteurs urbains. De son côté, le ministère de l’Agriculture apporte des conseils sur les normes de mise sur le marché des produits ainsi que sur les règles administratives par le biais notamment de la DRIAAF, (Direction régionale de l’agriculture et de la forêt). Enfin le syndicat des Jeunes agriculteurs participe à l’évaluation de projets d’agriculture urbaine en Île-de-France.

Il semble ne pas y avoir le même scepticisme qu’au moment de l’émergence du bio…

Je pense que le monde agricole voit dans l’agriculture urbaine un bon relai auprès des citadins à un moment où l’agriculture en générale, et l’agriculture périurbaine en particulier, sont malmenées (cours des produits instables, baisse des revenus des agriculteurs, crise des produits phytosanitaires…). Les agriculteurs traditionnels commencent même à s’intéresser aux techniques développées par les urbains (permaculture, agriculture biologique alternative…) et qui pourraient devenir utiles pour les exploitations périurbaines voire rurales. Au final, on voit s’instaurer un vrai dialogue en Île-de-France entre les différents mondes agricoles, comme entre l’Association française d’agriculture urbaine professionnelle et les Jeunes agriculteurs. Ce qui n’avait rien d’évident au départ. Tout cela pourrait à terme faire évoluer les relations entre le monde agricole et la ville. 

Le Grand Paris est-il une métropole agricole ?

Le Grand Paris n’est clairement plus une zone agricole au sens traditionnel du terme. Dans le Val-de-Marne, il ne reste que les maraîchers et les horticulteurs du plateau Briard ainsi que les fermes céréalières de la plaine de Montjean, aux abords d’Orly et de Rungis. Dans le 93, la Ferme urbaine de Saint-Denis est la seule exploitation maraichère du département. Au total, on dénombre une cinquantaine d’exploitations agricoles que les collectivités tentent de préserver de la pression foncière. Il faut dire qu’en 30 ans 900 hectares de terres agricoles ont été bétonnées en petite couronne, soit l’équivalent du bois de Vincennes. On voit bien que l’agriculture traditionnelle est devenue très minoritaire, et reste continuellement menacée par le développement d’un Grand Paris en pleine croissance, qui mange la terre. Dans le même temps, on voit que le Grand Paris est adapté au développement de toutes les formes d’agriculture urbaine et périurbaine. L’institution métropolitaine réfléchit aujourd’hui à la mise en place d’un programme alimentaire et de protection de l’environnement, mais aussi à un cadre réglementaire pour l’urbanisation. Que faire des dernières terres agricoles ? Comment les protéger ? Quels liens entre le monde agricole périurbain et le monde agricole rural ? Comment valoriser et développer les services écologiques que l’agriculture rend à la ville ? Quel doit-être l’accompagnement des pratiques agricoles urbaines ? Quels liens entre les différents niveaux institutionnels ? Pour répondre à ces questions, l’échelle métropolitaine est vraiment intéressante. Le Grand Paris est aujourd’hui un parfait laboratoire agricole. 

Dans le cadre des premières Rencontres agricoles du Grand Paris, organisées par Enlarge your Paris en partenariat avec la Métropole du Grand Paris et en association avec les Bergers Urbains, vous êtes invités à participer à deux conférences en octobre et en novembre sur les enjeux de l’agriculture urbaine dans le Grand Paris :

10 octobre, de 18h à 21h chez AgroParisTech  (5e) : Le Grand Paris, une métropole agricole ?  Infos et inscription sur eventbrite.fr

28 novembre, de 18h à 21h chez les Grands Voisins (14e) : Agriculture urbaine, de la ferme à l’assiette. Infos et inscriptions sur eventbrite.fr

La micro-ferme VÎle fertile dans le bois de Vincennes / © Steve Stillman pour Enlarge your Paris
La micro-ferme VÎle fertile dans le bois de Vincennes / © Steve Stillman pour Enlarge your Paris

 

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