Texte écrit par Aurélien Bellanger à l’occasion de la conférence « Les Piétons du Grand Paris » organisée par Enlarge your Paris et le Fonds de dotation culturel du Grand Paris Express le 23 octobre 2019 à la Maison de l’architecture en Île-de-France.
J’associe classiquement la marche au sentiment de la liberté, à une brutale respiration après avoir passé les deux heures réglementaires dans un lycée nantais pour y passer le concours de Normale Sup, ou dans la crucifiante Maison des examens d’Arcueil pour y passer, également en vain, le CAPES de philosophie. Marcher à travers les villes a longtemps été mon principal titre académique — un titre auquel j’étais prêt à sacrifier tous les autres.
Ce que je savais de la marche se résumait à peu près à ce qu’elle avait rendu, autrefois, Nietzsche et Rimbaud géniaux, puis Nietzsche et Rimbaud fou — j’avais ce genre de prétentions, et ce genre de craintes. Je les ai redécouvertes en m’apercevant, récemment, que la fonction dictée de mon téléphone marchait si bien que je pouvais écrire, dans la folie soudain de la marche, des chroniques ou des articles simplement en marchant, grâces à des percées décisives en intelligence artificielle, qui ont rendu possible cette pratique augmentée de la marche, cette diction correcte, frénétique, instantanée de la ville.
Je n’ai pas toujours eu à ma disposition ce luxe technologique, mais j’ai toujours eu une pratique un peu pulsionnelle et littéraire de la marche urbaine — comme s’il avait toujours été question d’improviser des phrases, de témoigner d’une certaine urgence rhétorique. A mon arrivée à Paris, il y a une quinzaine d’années, mon jeu préféré consistait à sortir soudain de mon petit studio, à l’aube, après une nuit blanche, pour aller dévorer des paysages inédits.
De la butte Montmartre aux haubans du Stade de France
Je vivais au pied de la butte Montmartre et ma première sortie avait été justement consacrée à l’assimilation de son versant nord, qui s’étendait, après la trop pittoresque place du Tertre et la prometteuse rue du Mont-Cenis, jusqu’aux haubans du Stade de France et aux hauteurs brumeuses des lointains arborés. Je m’étais ainsi engagé dans les pierriers de Saint-Ouen, jusqu’aux tuyaux jaunes et gigantesques d’un centre d’incinération des ordures ménagères. On a beaucoup dit que Paris s’était fait, un peu égoïstement, en repoussant ses externalité négatives en banlieue. Il se trouve que je suis devenu vraiment Parisien ce matin-là, en passant des toiles naïves de la place du Tertre au grand tout cohérent et fonctionnaliste de la ville moderne.
Je me souviens aussi d’une sortie, incroyablement longue, et presque en ligne droite, par la Nationale 7, à travers les concessions automobiles interminables, sortie qui m’avait conduit par hasard jusqu’à l’établissement privé d’Athis-Mons où on avait autrefois menacé de me mettre en pension, pour des problèmes de discipline — alors que je m’ennuyais seulement. Mais pas autant que la Nationale 7.
J’ai plus tard rejoint La Défense, Clichy-sous-Bois, Orly ou Meudon en marchant, curieux de découvrir qu’il existait des chemins qui menaient, comme dans un roman de Ballard, au terre-plein central d’une autoroute, et impatient que le monde s’effondre pour pouvoir enfin traverser, et pour que tous les Franciliens découvrent enfin, comme je l’avais découvert, qu’on pouvait rejoindre à pied n’importe quel point de la métropole.
De la marche au vélo
J’envisage ainsi, si je trouve le temps, de gagner Chartres en un jour, mais je n’ai pour l’instant jamais réussi à dépasser les 50 kilomètres. La pratique du vélo s’est imposée naturellement. Je suis allé voir, dès mes premières sorties en solitaire, ces confins arborés que j’avais aperçu des hauteurs de Montmartre : les forêt de Montmorency et de Carnelle, les bois d’Ecouen et de Bernouille.
J’ai appris à distinguer, presque en aveugle et comme en passant le doigt sur une carte en relief, les buttes témoins du Pays de France des côteaux fantômes des anciens méandres de la Marne. J’ai creusé, derrière le lac d’Enghien, un grand chemin creux presque profond comme un half-pipe, entre les buttes du Parisis et la colline de Montmorency. J’ai mordu, dent après dent, dans tous les plateaux céréaliers, de Multien au Valois, du Gâtinais au Vexin.
J’ai vu les endroits où les lignes à haute tension deviennent souterraines, les vallées que les aqueducs franchissent en siphon. Je connais tous les passages sous l’A86 et tous les ponts par dessus la Francilienne. J’ai été d’une traite à Dieppe, au Havre et à Deauville goûter à l’eau salée de l’étoile parisienne. Je suis passé, comme à travers les tunnelq d’un périphérique babélien et secret, sous les voûtes de toutes les cathédrales gothiques du bassin parisien.
J’ai suivi un affluent de la Seine jusqu’à la frontière belge et trouvé les Pyrénées au bout de la N20, avant de remonter, dans une chambre de bonne, avec vue sur le Sacré-Coeur, à mon bureau du sixième étage — ma marche préférée à travers le Grand Paris.
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24 octobre 2019