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Les randonneurs urbains humanisent les métropoles de leurs pas

Une randonnée urbaine le long du futur tracé du Grand Paris Express en Seine-Saint-Denis organisée en 2019 par Enlarge your Paris en partenariat avec la Société du Grand Paris / © Jéromine Derigny pour Enlarge your Paris
Une randonnée urbaine le long du futur tracé du Grand Paris Express en Seine-Saint-Denis organisée en 2019 par Enlarge your Paris en partenariat avec la Société du Grand Paris / © Jéromine Derigny pour Enlarge your Paris

Du 19 au 30 août, Enlarge your Paris et la Société du Grand Paris organisaient un tour piéton du Grand Paris le long des futures lignes du Grand Paris Express. Professeur de philosophie politique à Sciences Po et auteur de "Marcher, une philosophie", Frédéric Gros voit dans ce qu'il appelle "les arpenteurs urbains" l'expression d'un nouveau style de marche et une façon d'explorer les coulisses de la ville.

Frédéric Gros est philosophe et professeur de philosophie politique à Sciences-po Paris, auteur entre autres de Marcher, une philosophie et de la Petite Bibliothèque du marcheur

Le collectif (et média, Ndlr) Enlarge your Paris est en train d’inventer un style nouveau de marche. J’exagère sans doute en écrivant « inventer », il faudrait dire plutôt systématiser, donner un sens à des initiatives bousculant depuis quelques décennies l’univers classique de la marche – avec ses partages traditionnels : randonnée, promenade, pèlerinage, flânerie – mais l’invention est-elle autre chose que ce rassemblement, cette capacité de prendre en gerbe des trouvailles afin de les accomplir ?

Il s’agit bien cela dit, et tout en demeurant dans le (relativement) urbain, de dépasser le flâneur des villes, lequel, depuis plus d’un siècle, étend sur nos repères culturels une ombre dansante et charmante, mais usée. Ce dépassement pour autant ne doit pas faire oublier trop vite la flâneuse qui a su donner à la marche en ville, depuis les romantiques jusqu’aux contemporaines, une singularité féminine sans égal – celle racontée par Catherine Nesci, Lauren Elkin, Chantal Thomas…

Trop de choses ont changé depuis le Paris du XIXe ou le New-York du XX: les transports, les modes de consommation, les violences du bruit et de la vitesse, les regards mêmes, aujourd’hui collés aux smartphones – joug puissant qui n’obtient pas un cou docile par la contrainte démesurée d’un poids mais par l’attirance d’un petit écran plat.

« Aujourd’hui, c’est décidément autre chose qui surgit : l’arpenteur des métropoles »

Tout a changé au point où même la réactivation par Guy Debord dans les années soixante du flâneur (la dérive) paraît un peu lointaine et fade. Flâner, depuis Baudelaire et Benjamin, c’était pourtant subvertir : subvertir la vitesse mécanique, la marchandisation galopante, la monotonie des journées saccadées, épuisantes. Subvertir, parce que le flâneur fonctionnait lui aussi au tourbillon et se nourrissait d’étincelles. Mais il marchait comme à la marge des passants affairés ou des travailleurs pressés, et c’est dans ce décalage qu’il puisait, en jouisseur d’instantanés, sa poésie. Poésie de chocs et de rencontres (l’impromptu et le furtif) qui allait trouver sa mesure dans le poème en prose – car la métrique impose un son de ronfleur satisfait, de marteleur contemplatif. Or la ville est un tourbillon non-linéaire qui ne saurait s’entendre dans des sonnets aux cadences attendues.

Le wanderer romantique, lui, facilement aimait les espaces grandioses, les sublimes montagnes, parce qu’il voulait y trouver le reflet d’abîme qui creusait son lyrisme. Il lui fallait dépasser le monde civilisé pour rencontrer des énergies immémoriales, des secrets primitifs, une respiration que reprenait le balancement du vers. Alors que la ville hoquette – et le flâneur traquait dans ces heurts des surprises poétiques.

Aujourd’hui, c’est décidément autre chose qui surgit : l’arpenteur des métropoles tel que le figurent, le stylisent autant le collectif Enlarge your Paris, que des initiatives dispersées, nombreuses, de marches urbaines ou péri-urbaines. Par métropole, j’entends ces nœuds urbains gigantesques, dont les frontières se délitent, se recomposent dans une interminables danse, qui peuvent être ici troués par des forêts inapprivoisées, là saturés de constructions high-tech, ailleurs encore peuplés de villas paisibles et vieillottes.

« Le Grand Paris est « inflânable », les intensités n’y sont pas réunies »

Dans ces espaces, les distinctions de la ville et de la campagne, du sauvage et du civilisé, de l’habité et du vierge, tremblent. Je prends l’exemple du Grand Paris, puisque c’est par là que j’ai été un peu initié à ce style inédit de marche : l’arpentage pédestre, dynamique. Le Grand Paris est « inflânable », les intensités n’y sont pas réunies, concentrées derrière une ceinture historiquement déterminée. Et je prends ce verbe « arpenter » en son sens double : mesurer (évaluer en arpents) et marcher à grands pas.

L’arpenteur prend la mesure des métropoles au sens où il les humanise par son pas, son regard. Elles sont tout entières bâties par référence à ce qui excède les possibilités du corps marchant : des larges routes pour des circulations maximales de voitures, des bâtis démesurés (entrepôts, centres commerciaux, etc.) pour favoriser la fluidité des marchandises, des distributions pavillonnaires efficaces – il faut par exemple avoir marché dans Brasilia pour se confronter à cette modernité inhumaine.

Marcher, c’est prendre la mesure de cette démesure, c’est conquérir par l’effort et la tension du regard ce qui fut conçu, imaginé en termes de purs réseaux, déterminé par des algorithmes, séquencé par des quotas. L’arpenteur en prend la mesure au sens d’abord d’une conquête. Il pose ses yeux et ses pas concrets, humbles mais décidés, sur ce monde commandé, produit par la pensée abstraite. Le flâneur ne découvrait rien ; il saisissait par son balancement tendu, ses volte-face hasardeux, des étincelles poétiques. L’arpenteur trouve ce qui n’a jamais été cherché par les urbanistes : la vibration produite par des nécessités techniques sur un corps marchant et curieux.

L’arpenteur (c’est le deuxième sens du verbe) marche à grandes foulées. Le flâneur piétinait un peu, tournoyait beaucoup, mais l’arpenteur allonge le pas. Il se découvre dans le randonneur un frère d’amplitude – on sait bien du reste le succès des trails urbains ou de ces nouveaux G.R. (le 2013 par exemple) qui vont prendre dans une même boucle les champs et les rues. Mais il n’a pas, comme le randonneur, planant sur son sac à dos les ombres de Kerouac et de Snyder, il n’est pas dans un refus agressif, dogmatique de la technique, au nom des intensités élémentaires. L’arpenteur n’est en quête ni des heurts ou autres discordances citadines faisant étincelle, ni d’un rythme primitif promettant des plénitudes. Il assiste, en marchant, à des collisions grandioses, ou encore les anticipe.

« L’esthétique de l’arpenteur est celle de l’épopée »

Je pense ici à la manière de faire exister par avance le Grand Paris en le « surmarchant » (comme on dit : survoler), je veux dire en piétinant ce qui n’existe pas encore, en empruntant à pieds le trajet des futurs métros (les lignes 15, 16, 17, etc.), ce qui sera percuté par la vitesse et l’acier des rails. Former de petits wagons lents de transhumants, pour asseoir les paysages dans une mémoire fragile, avant qu’ils ne soient rejoués par l’express.  

Au fond, l’esthétique de l’arpenteur est celle de l’épopée, mais une épopée du désastre, des modernités renversées, des segments de natures recomposées, des violences techniques, des sauvageries accueillantes. Et c’est bien pourquoi je me trompais en écrivant « l’arpenteur », car, comme dans toute bonne épopée, il s’agit de groupes, de collectifs, de clans. On arpente à plusieurs pour constater, subir et subvertir des télescopages.

Les arpenteurs de métropoles traversent des zones saturées d’édifices ou de centres d’achat à la pointe des technologies les plus avancées, mais accolés à des terrains vagues où l’agonie technique d’habitats délabrés concurrence des revanches farouches de nature. Ils parcourent des exploitations agricoles soignées, mais bordées d’immeubles à la dérive, défoncés, lépreux. Ils longent des villes-banlieues qui ne s’ordonnent pas autour d’un centre mais s’étalent péniblement le long des routes. Ils découvrent des solitudes nouvelles dans des segments de nature clos sur leur propre présence. Ils gravissent des butes d’où se découvrent des platitudes sublimes, des plongées merveilleuses – racontées par exemple et illustrées par Pierre-Guy Chomette et Valerio Vincenzo.

« Alors que dans les villes, c’est le piéton qui parvient à se glisser partout, les métropoles font du marcheur un malvenu »

Les arpenteurs rencontrent des obstacles ne laissant aucune place aux marcheurs qui voudraient tenter des transversales : routes à grande vitesse interminables sans la grâce d’un seul pont, aéroports solidement clôturés obligeant à un contournement désespérant, entrepôts cadenassés et hostiles. Alors que dans les villes, c’est le piéton qui parvient à se glisser partout, trouver des escaliers ou des passages pour éviter les encombrements, les métropoles font du marcheur un malvenu. Les arpenteurs opposent à ce défi une endurance joyeuse, parfois inquiète.

Enfin les arpenteurs, dans les zones périurbaines qui forment leur domaine privilégié (encore une fois : ni la ville, ni la campagne), se déplacent dans une temporalité inédite et s’ouvrent à de nouveaux vertiges. Par là je veux dire que, dans les excursions en pleine nature, le marcheur peut connaître, pour peu qu’il se trouve suffisamment haut dans les montagnes ou suffisamment perdu dans les forêts, le vertige d’être confronté à un originel minéral ou une densité végétale lui donnant le sentiment d’avoir remonté le temps jusqu’à toucher la vigueur de l’élémentaire. Le flâneur tente au contraire de ressaisir un présent prêt à s’évanouir, pour le fixer dans sa mémoire ou dans sa prose. L’arpenteur des métropoles déploie quant à lui une dimension plus problématique : celle d’un futur abandonné, des passés interrompus.

On ne peut qu’être sensible, dans le récit d’expériences des arpenteurs, aux descriptions des coulisses, des arrière-cours, des franges de la modernité triomphante, découvertes par l’arpenteur mais délaissés par tous. L’espace laissé au marcheur est celui des marges du progrès, un à-côté du temps depuis lequel il voit l’avenir se construire, un avenir dont il sait en même l’inévitable défaite puisqu’il l’observe depuis la ruine des futurs périmés.

L’arpenteur finalement ne revendique ni l’esprit vif du flâneur, ni le cœur mystique du wanderer : il lui faut une imagination critique, afin de dresser ironiquement le bilan de l’anthropocène, de se laisser parcourir par le frémissement des énergies simultanément techniques et naturelles, de s’émerveiller des interstices que la beauté toujours trouve pour s’épanouir, et d’accepter les surprises de ces paysages sans nom encore.

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