Depuis l’été 2018, des centaines de Grand-Parisiens ont parcouru à pied des bouts de lignes du futur métro du Grand Paris Express lors des randonnées du Grand Paris Express piéton, proposées par Enlarge your Paris et le fonds de dotation pour l’art et la culture de la Société du Grand Paris . Objectif de ces promenades urbaines : se rendre compte de la révolution à venir que constituent ces lignes de métro de banlieue à banlieue qui raccorderont progressivement, à partir de 2025, des villes voisines souvent mieux connectées à Paris qu’entre elles. Il s’agit aussi de partager les richesses architecturales ainsi que les paysages d’un Grand Paris émergent, chaque parcours composant une carte postale inattendue voire inespérée. Ce dont a pu témoigner Jean-Fabien Leclanche, l’un des photographes qui a accompagné ces explorations : « La banlieue ressemble à un livre pop qui dévoile une nouvelle histoire, un paysage différent à chaque page tournée. Rien qu’une ville comme Vitry est capable d’offrir des bords de Seine somptueux propices aux pique-niques et aux barbecues populaires puis de passer à un environnement industriel avant de glisser vers une campagne encore sauvage. Le Grand Paris c’est un peu cela finalement : une infinie succession de récits, des paysages qui racontent des siècles d’Histoire à travers un patrimoine matériel et immatériel remarquable. »
Flâneries négatives dans les « propriétés de Lucifer »
Lors de ces promenades urbaines, les marcheurs ont souvent fait l’expérience de la difficulté ou de l’incongruité d’être piéton dans certains lieux de banlieue – friches, bords d’autoroutes ou de départementales, zones logistiques ou commerciales – tout en tirant pourtant de ces situations un certain plaisir. C’est que la marche urbaine permet de redécouvrir la ville à une allure apaisée et à hauteur d’homme en traversant des espaces souvent conçus pour les flux automobiles, que l’on a l’habitude de fréquenter sans les regarder. Marcher en dehors des sentiers battus, des parcours habituels, permet de repenser les vraies échelles de la ville, de retrouver le sens du sol et de l’horizon. « La ville a pris des proportions telles qu’elle devient paysage. On peut la parcourir comme on ferait d’une montagne, avec ses passages de cols, ses renversements de perspectives, ses dangers et aussi ses surprises », souligne Frédéric Gros dans Marcher, une philosophie.
Il n’en reste pas moins que marcher en banlieue, c’est aussi de la « flânerie négative » pour reprendre les termes d’urbanistes qui ont arpenté les trottoirs du Grand Paris, et notamment ceux du Nord et de l’Est, rapportant combien marcher dans certains territoires est difficile, pénible. C’est ce dont témoigne une carte imaginée par deux architectes italiens travaillant pour l’Atelier international du Grand Paris et qui dresse l’inventaire des « propriétés de Lucifer », à savoir les aéroports, voies ferrées, autoroutes, grandes zones industrielles et cimetières qui coupent la vue et le passage au piéton. On voit en clin d’œil combien l’héritage du XXe siècle est lourd. Et en premier lieu pour les habitants des quartiers et communes populaires.
On se souviendra d’ailleurs que l’écrivain Guy Debord et ses amis situationnistes ont en leur temps imaginé leurs dérives piétonnes en réaction à « l’invasion » de Paris par la voiture. Leurs excursions s’interprétaient comme une sorte de sursaut contre la restriction de la liberté du marcheur aux seuls trottoirs, devenus encerclés par la vitesse et le bruit des véhicules à moteur et par le mode de vie qu’ils convoyaient. Marcher à l’ère de la voiture triomphante devenait presque militant.
Town trails, GR2013, sentiers métropolitains…
Les promenades collectives d’Enlarge your Paris sur le tracé du futur métro s’inscrivent dans une histoire chorale et de plus en plus riche de balades urbaines. S’inspirant des « town trails » des travailleurs sociaux anglais des années 1970, l’architecte Sabine Darmaillacq organisait en 1979 des marches avec des urbanistes pour leur faire redécouvrir la ville d’Aix-en-Provence. Enseignante à l’Ecole d’architecture de Paris Malaquais, elle a depuis formé des générations d’étudiants à la pratique de la marche urbaine comme méthode de travail.
Dans les années 1980, Yves Clerget créait les Promenades urbaines, faisant rayonner depuis le Centre Pompidou des balades exploratoires à travers les quartiers parisiens, notamment ceux à deux chiffres. En 2013, le Bureau des guides de Marseille créait le GR2013, équipement culturel autant qu’itinéraire, tandis que depuis 2009, , les membres d’A Travers Paris et à présent du Voyage métropolitain encouragent l’itinérance urbaine dans le Grand Paris. En novembre 2018, au MUCEM à Marseille, se sont tenues les Premières assises des Sentiers métropolitains avec des inventeurs de tracés venus de toute la France. En 2020, ils proposeront à Athènes, Paris et Marseille une formation à la création de parcours urbains. Quant à la Fédération française de randonnée, héritière des mouvements d’éducation populaire et sportifs de la première moitié du XXe siècle, elle ne dédaigne plus le bitume comme l’illustre son GR2024, parcours reliant les parcs et squares des boulevards des maréchaux à Paris. En parallèle, ses autres sentiers franciliens, tels les mythiques GR1 et GR11, créés au sortir de la dernière guerre, ont été largement absorbés par la ville.
L’écologie n’est pas oubliée. S’inspirant d’un phénomène né dans les bidonvilles latino-américains, la journaliste Jade Lindgaard organisait il y a quelques années les Toxic tour Detox 93, chaque randonnée étant co-écrite avec des habitants soucieux de dénoncer des problèmes environnementaux les affectant. Une méthode aujourd’hui revendiquée par des collectifs locaux qui s’opposent au bétonnage de leurs quartiers.
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Du flâneur parisien au flâneur métropolitain
Ces différentes variations autour de la randonnée urbaine ne sont pas sans rapport avec la tradition des écrivains-marcheurs parisiens, tels Léon-Paul Fargue et son Piéton de Paris, Eric Hazan et son Invention de Paris, sans oublier Les Passagers du Roissy-Express de l’éditeur-écrivain François Maspero et de la photographe Anaïk Frantz. Mais, comme on le voit, les explorations d’aujourd’hui trouvent tout leur intérêt de leur caractère collectif . A Paris, les marcheurs urbains passent désormais allègrement le périphérique, faisant de l’extra-muros un champ de loisir, de découverte et de réflexion. Par leurs marches, ils éclairent d’un regard nouveau un Grand Paris parfois vu de haut ou de loin par ceux qui, experts, élus, urbanistes, en décident le destin. Ce changement d’échelle et de rythme peut-il inspirer les décideurs de l’aménagement et des transports ? La question mérite d’être posée.
Selon Guy-Pierre Chomette, auteur du Piéton du Grand Paris en 2014 “seule la marche est à même de révéler l’espace dilaté du Grand Paris. C’est une expérience sensorielle qui nous fait pénétrer la magie des espaces comme aucun autre moyen de transport. Quelques soient ses dimensions, la spatialité d’un lieu est nécessairement déformée par la vitesse, et seul le rythme de l’arpenteur peut redonner sa juste forme à l’espace traversé. La marche permet de regarder, de distinguer les bruits de la métropole, de sentir ses odeurs, de ressentir avec ses pieds les mille reliefs et texture de ses sols.” Enfin rappelons-nous de ce que disait l’écrivain Julien Gracq, à savoir que « tout grand paysage est une invitation à le posséder par la marche.”
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8 octobre 2019