Culture
|

Ecrire la marche au féminin, une histoire d’émancipation

tour piéton grand paris
Marcheuses lors d’une randonnée organisée par Enlarge your Paris le long de la Marne © Jérômine Derigny pour Enlarge your Paris

Dans le cadre du Randopolitain, dont la saison 2 a démarré le 5 mars, la botaniste et docteure en littérature Marianne Roussier du Lac s'est intéressée au sujet de la marche au féminin. Dans cette chronique adressée aux « marcheuses du Grand Paris », elle retrace une histoire de l'émancipation féminine par la marche à l'occasion de la Journée internationale des droits des femmes ce 8 mars.

Le Randopolitain est un cycle de 100 randos jusqu’aux JO de Paris en partenariat avec Transilien et la Fédération française de la randonnée pédestre en Île-de-France

Marianne Roussier du Lac, botaniste et docteure en littérature

Dans son célèbre et délicieux essai Une Chambre à soi, Virginia Woolf imagine que Shakespeare aurait pu avoir une sœur, aussi magnifiquement douée que lui. S’amusant à comparer les destins du frère et de la sœur, elle affirme que cette dernière n’aurait pas produit de chefs-d’œuvre. Car, explique-t-elle, même si elle avait pu mener à Londres la vie libre d’une poétesse et écrire, cela lui aurait causé tellement d’ennuis et de difficultés que son œuvre, trop déformée par la souffrance générée par ces tensions, n’aurait pas exprimé clairement son génie. Très probablement, pronostique-t-elle sombrement, la sœur géniale de Shakespeare « serait devenue folle, se serait tuée ou aurait terminé ses jours dans quelque chaumière éloignée des villages, mi-sorcière, mi-magicienne, objet de crainte et de dérision ».

Ainsi, selon Virginia Woolf – qui généralise ensuite son propos bien au-delà du XVIe siècle –, une femme artiste a bien de la peine à produire son œuvre, non par incompétence et manque de talent, mais tout simplement parce que le champ des possibles ouvert par sa condition de femme est trop restreint, et incommensurablement plus restreint que celui d’un homme. Le monde, affirme-t-elle, peut méconnaître un écrivain et lui dire : « Écrivez donc, je m’en moque », mais une femme qui veut écrire se verra manifester une hostilité traduite par la question moqueuse : « Écrire ? Quelle idée ? Pourquoi écririez-vous ? »

Il est tentant de transposer cette modélisation de la situation de la femme artiste proposée par la grande romancière à celle de la marcheuse. Pensons en particulier à celles qui recherchent l’authenticité d’un voyage à pied « en solo ». Ces dernières ne s’entendent-elles pas poser des questions du même genre : « Tu veux partir marcher seule ? Quelle idée ? Tu ne peux pas trouver quelque chose de moins dangereux, de plus adapté pour une femme ? » On comprend bien en entendant cela que ce n’est pas une histoire d’aptitudes. Il est le plus souvent admis qu’une femme marche comme un homme, au sens où elle n’est affectée d’aucune contre-indication à la marche d’ordre biologique ou anthropologique. Certains pourront s’agacer peut-être de ces comparaisons apparemment stériles entre marcheurs et marcheuses : ne peut-on dire tout simplement qu’une femme marche « différemment » puisqu’elle est différente, c’est un fait de nature, cela tombe sous le sens ?

« Ce n’est pas la nature et ses lois réputées immuables qui rendent la marche – comme l’écriture et la production d’œuvres d’art – « différente » pour les femmes : ce sont des faits sociaux, divers et variés selon les lieux et les époques, qui produisent des difficultés et génèrent de la discrimination entre hommes et femmes »

« Visage découvert, vous marcherez aussi loin que vous porteront vos jambes sans craindre d’être arrêtées par la police des mœurs. » Cet argument naturaliste doit être examiné. Vous parlez de « différence » ; ne s’agirait-il pas d’un terme poli qui en cache d’autres commençant par les mêmes lettres : « difficulté », par exemple, ou, peut-être, « discrimination » ? En effet, ce n’est pas la nature et ses lois réputées immuables qui rendent la marche – comme l’écriture et la production d’œuvres d’art – « différente » pour les femmes : ce sont des faits sociaux, divers et variés selon les lieux et les époques, qui produisent des difficultés et génèrent de la discrimination entre hommes et femmes dans la pratique de ces activités. Pourtant, tant de chemin semble parcouru depuis le temps où, si l’on se fie à l’imagination ô combien féconde de Virginia Woolf, la sœur fictive de Shakespeare marchait seule sur les routes vers Londres, probablement travestie en garçon, pour tenter de forcer la porte d’un administrateur de théâtre.

Chères marcheuses du Grand Paris, vous avez certes gagné depuis longtemps le droit de porter la culotte. Vous avez jeté aux orties les bloomers bouffants et bienséants de vos aïeules à bicyclette ! De nos jours, pantalon, surpantalon, short, leggings et même salopette : vous pouvez opter pour toutes les coupes et compléter votre tenue par un chapeau ou une visière, ou par rien si vous ne craignez pas le soleil. Visage découvert, vous marcherez aussi loin que vous porteront vos jambes sans craindre d’être arrêtées par la police des mœurs. Car vous possédez ce droit, ainsi que celui de voter, de nager, de faire du vélo, de faire des études, d’avoir une indépendance financière et un enfant si et quand vous le voulez.

Chères marcheuses du Grand Paris, incontestablement il vous est possible d’exister par vous-mêmes. Vous n’avez pas besoin de scander sur votre route des slogans de contestation et de lutte, tel ce cri de « Femme, vie, liberté », d’abord lancé par les combattantes pershmergas au sein du mouvement de libération kurde à la fin du XXe siècle, qui accompagne aujourd’hui la révolte des femmes iraniennes contre l’état patriarcal qui les brime, et qui est repris par les manifestants du monde entier qui les soutiennent. Car, c’est ainsi, la liberté n’est pas la chose du monde la mieux partagée, et nous savons bien que des millions de femmes, ailleurs sur la planète, peuvent peut-être porter des baskets dernier cri, mais qu’elles ne bougent à peu près librement que dans les espaces privés et clos du jardin, de la cour ou de la terrasse, à portée de contrôle familial. Nous savons que, dès qu’il s’agit de s’aventurer dans la rue, elles se couvriront jusqu’aux chevilles et dans certains pays ne sortiront que sous escorte masculine. Et qu’elles prennent un risque mortel si elles tentent d’échapper à cette oppression.

« La nuit à la belle étoile est un moment aussi désirable que redoutable pour les femmes, pour qui elle peut se transformer en épreuve psychologique, voire plus »

Chères marcheuses du Grand Paris, on ne vous envoie pas dire que vous avez beaucoup de chance. Et pourtant, vos voyages à pied « au féminin » sont-ils empreints de cette simplicité insouciante qui fait, si on en croit les récits que partagent à l’envi nos chers penseurs de la marche, tout le charme des leurs ? On pourrait voir passer l’ombre d’un doute, par exemple quand le soir tombe, et qu’il est l’heure de… bivouaquer. « Je me souviens d’avoir passé une nuit délicieuse hors de la ville dans un chemin qui côtoyait le Rhône ou la Saône. Des jardins élevés en terrasse bordaient le chemin du côté opposé. Il avait fait très chaud ce jour-là ; la soirée était charmante, la rosée humectait l’herbe flétrie, point de vent, une nuit tranquille, l’air était frais sans être froid […]. Je me couchai voluptueusement sur la tablette d’une espèce de niche ou de fausse porte enfoncée dans un mur de terrasse : le ciel de mon lit était formé par les têtes des arbres, un rossignol était précisément au-dessus de moi, je m’endormis à son chant : mon sommeil fut doux, mon réveil le fut davantage. Il était grand jour : mes yeux en s’ouvrant virent l’eau, la verdure, un paysage admirable. Je me levai, me secouai, la faim me prit, je m’acheminai gaiement vers la ville, résolu de mettre à un bon déjeuner deux pièces de six blancs qui me restaient encore. » C’est un souvenir de sa jeunesse vagabonde raconté par Jean-Jacques Rousseau dans ses Confessions, mais tout adepte du voyage à pied voudrait avoir vécu, vivre, ou revivre un tel moment de bonheur suspendu, cette quiétude et cette intense sensation de liberté.

Une perfection malheureusement pas toujours également accessible : la nuit à la belle étoile est un moment aussi désirable que redoutable pour les femmes, pour qui elle peut se transformer en épreuve psychologique, voire plus. Les marcheuses du chemin de Compostelle connaissent et visitent Radio Camino, le site internet de Sylvie, cette marcheuse solaire, énergique et expérimentée qui a parcouru 4 500 kilomètres en six ans sur le camino frances. Le sujet du bivouac est omniprésent dans les questions des internautes, comme dans les vidéos de témoignage et les conseils de la pèlerine. Et des aventurières aguerries, pour ne pas dire héroïques, telles Alexandra David-Néel hier et Sarah Marquis aujourd’hui, racontent dans leurs récits de voyage comment elles se cachent pour dormir dans les refuges les plus improbables, et sont malgré tout parfois importunées.

« Le voyage à pied au féminin est souvent bien moins une partie de plaisir qu’une aventure aux conditions extrêmes destinée, au prix de milliers de kilomètres parcourus, à mener la voyageuse au bout d’elle-même »

Une fois fait le tour de ces difficultés, peut-être peut-on avancer que, sans être différent, le voyage à pied au féminin est plus intensément travaillé par un enjeu existentiel. C’est souvent un acte fort, radical, imposé par des raisons d’ordre biographique ; c’est une épreuve initiatique qu’il est important de vivre en solitaire. Que l’on soit comme Sylvie sur « le Saint-Jacques », comme Emma Gatewood ou Cheryl Strayed sur les éprouvants sentiers américains de l’Appalachian Trail ou du Pacific Crest Trail dans l’Outback australien, sur la cordillère des Andes comme Sarah Marquis, ou en route vers Lhassa au cœur du pays des Neiges comme Alexandra David-Néel, le voyage à pied au féminin est souvent bien moins une partie de plaisir qu’une aventure aux conditions extrêmes destinée, au prix de milliers de kilomètres parcourus, à mener la voyageuse au bout d’elle-même.

Les femmes n’ont pas, bien sûr, l’exclusivité d’une telle démarche ; mais, parce qu’elles sont plus souvent aux prises avec des états de vie entravés, elles y ont plus visiblement recours. Les grandes voyageuses des deux derniers siècles nous rappellent, parfois dans la démesure même de leurs projets, combien il importe de pouvoir accomplir des actes libres, et de quel secours peut alors être la marche en solitaire. Elles ont marché, elles marchent pour survivre à leur passé, pour pardonner, pour rompre et pour renaître, ouvrant pour nous autant de chemins intérieurs, et nous rappelant combien la connaissance de soi est au cœur de toute vie humaine.

Lire aussi : Quand marcher devient une fête

Lire aussi : Le peuple des marcheurs du Grand Paris, de la marche des femmes de 1789 au marathon de 2024

Lire aussi : Le Randopolitain, 100 randos jusqu’aux JO de Paris

Lire aussi : Les randonneurs urbains humanisent les métropoles de leurs pas