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Le 6b, 13 ans de création à Saint-Denis

La friche du 6b à Saint-Denis organise une journée pour les coeurs brisés dimanche / © Le 6b
La friche du 6b à Saint-Denis / © Le 6b

Fini le bail précaire ! Friche artistique emblématique de Saint-Denis, le 6b vient d’être acquis par Plaine Commune auprès d'un promoteur immobilier. C’est la fin d’un long feuilleton, qui durait depuis des années, et le début d’une nouvelle aventure artistique et culturelle pour le 6b, installé dans une ancien immeuble de bureaux d’Alstom, d’architecture brutaliste, qui borde la Seine et le canal Saint-Denis.

Ce reportage a été réalisé dans le cadre des « Récits de territoire », une coproduction d’Enlarge your Paris avec la Banque des territoires consacrée aux tiers-lieux dans le Grand Paris, à Marseille et en région toulousaine. Le cahier « Récits de territoire, voyage dans l’archipel des tiers-lieux » est à télécharger ici

« Au début, on dirait un foyer, on ne s’attend pas à trouver un tel trésor derrière. » Warda Ouajoura est assise sur un rondin, devant une ravissante butte fleurie façon jardin d’Éden. À quelques mètres, le « trésor » en question : un grand parallélépipède moderniste, les six étages d’anciens bureaux de la société Alstom à Saint-Denis (Seine-Saint-Denis), devenus en 2010 le 6b, une ruche d’artistes et de créateurs, et un lieu de fêtes anthologiques du Grand Paris.

Quand on descend du train à la gare de Saint-Denis, il faut sortir côté Seine, marcher vers le quartier neuf, vers la droite, passer quelques commerces sans âme, traverser la voie de tramway, puis rejoindre une allée qui serpente entre les immeubles de la résidence Néaucité, où vit désormais Warda : modernes, parés d’un effort visible de créativité de la part des architectes, mais sans encore l’âme des quartiers plus anciens. Le 6b est au bout, à quelques minutes à peine de la gare, niché sur la pointe de terre que ceignent la Seine et l’embouchure canal Saint-Denis. Pour y pénétrer, avant, il fallait faire le tour. Mais il y a quelques mois, Warda et d’autres habitants du quartier ont fabriqué une arche qui offre un accès direct. Ce n’est pas rien. C’est même un symbole immense tant les liens peinaient à se tisser entre le lieu et ses voisins.

« C’est un lieu des possibles »

Lorsque l’association 6b est née, en 2008, toute la zone était en friche. Un énorme terrain vague hérissé de vieux bâtiments industriels. Un très jeune architecte, Julien Beller, avait réussi à convaincre Alstom, encore propriétaire des murs, de le laisser investir le lieu abandonné avec une quarantaine d’artistes, en signant une convention d’occupation précaire de vingt-trois mois. « Au début, c’était un peu l’esprit squat, mais l’organisation est hyper vite devenue carrée », se rappelle Joachim Romain, plasticien qui a démarré à l’époque avec un atelier de 12 m2 et en occupe 36 désormais.

Un an après son éclosion, le 6b abrite déjà 80 résidents. Trois ans plus tard, en 2012, ils et elles sont plus de 150. Et l’endroit est formellement repéré sur la carte des noctambules parisiens comme l’un des meilleurs foyers franciliens de fêtes grand format. « Ça bougeait de ouf, résume Joachim, tous ces artistes, ces fêtes, y avait pas cinquante lieux comme ça ! »

Le 6b est donc officiellement devenu un tiers-lieu, couramment défini comme « un espace dans lequel s’incarne la volonté d’une communauté de citoyens d’aller vers un monde meilleur ». Son identité rayonne si fort que le groupe Brémont, qui est à l’époque responsable de l’aménagement du quartier, décide, plutôt que de chercher à le détruire, de l’intégrer dans ses plans. Il rachète le bâtiment et en met les 7 000 m2 à disposition de l’association 6b pour une durée indéterminée. Trois années passent et, comme prévu, de nouveaux habitants investissent les 200 premiers logements du quartier Néaucité tout juste sorti de terre. Nous sommes en 2015, et les deux mondes, résidents créateurs du 6b d’un côté, et familles et travailleurs du quartier d’autre part, ont peu en commun. Le grand vaisseau de béton est perçu par les voisins comme un antre de Parisiens branchés ; on n’en franchit pas vraiment l’entrée, sauf pour les mécaniciens du dimanche qui utilisent son parking comme un garage sauvage.

Pourtant, le 6b a beaucoup à offrir. Peuplé d’artistes et de créateurs aux talents multiples et variés, le lieu est devenu un havre. Calme et silencieux, ouvert et libre d’accès, loin des centres commerciaux, il est bordé à l’arrière par un espace ensablé rebaptisé « la plage » (le canal Saint-Denis coule paisiblement sur son flanc), où qui le souhaite peut venir manger un morceau au restaurant façon cantine, s’ébattre avec des enfants, ou bien fumer une chicha entre amis.

Jean-Clément Grisard est un luthier venu du Jura, qui fabrique ses instruments au 6e étage. Féru de permaculture, il a entrepris à ses heures perdues, avec quelques copains résidents, de transformer une décharge qui pourrissait là en jardin aux airs de paradis. La vocation du 6b bien sûr, est d’abord d’offrir un espace protégé pour la création. À 12 euros le m2 d’atelier, il y parvient assez bien pour les 200 résidents, plasticiens en majorité mais aussi compagnies de théâtre, acteurs sociaux, créateurs du numérique, artisans… « C’est un lieu des possibles », désigne Jean-Clément Grisard, évoquant la soucoupe volante bleue en bois, grandeur nature, fabriquée par Gonzague Lacombe (un artiste urbain qui a son atelier dans le même couloir) et posée dans le jardin.

Le Jurassien multiplie les amitiés et les collaborations avec d’autres résidents : il a confié l’identité graphique de sa lutherie au studio de graphisme W + E (cofondé par sa compagne) d’une part et aux sœurs Chevalme, artistes visuelles qui travaillent quelques étages plus bas, d’autre part. « Ici, ce n’est pas un lieu d’artistes, mais un lieu de création », insiste-t-il, car pour lui cette distinction protège d’une forme d’entre-soi, voire d’une forme de compétition. Tout est fait, à vrai dire, pour que les résidents collaborent en emboîtant leurs complémentarités. En commençant par la gestion collective du lieu.

Le chois d’un présidence collégiale

Depuis ses origines, le 6b s’est constitué en association, dont tous les résidents sont membres de facto. En 2017, l’association affronte de sérieux problèmes : dettes, mauvaise gestion… En 2018, le 6b est invité à la Biennale d’architecture de Venise par les commissaires du pavillon français. Pendant trois jours, une discussion intense se noue entre l’asso 6b, la ville de Saint-Denis, également conviée, et des acteurs extérieurs. Cette expérience entraîne le tiers-lieu en crise vers de nouveaux choix. Rémi Jacquot, administrateur du 6b depuis quatre ans, se souvient de la suite, de retour à Saint-Denis : « En AG, il a été décidé que, plutôt que d’élire un bureau avec un président, un secrétaire et un trésorier, on allait opter pour une présidence collégiale. C’est ce qui se passe depuis. » Depuis deux ans donc, les occupantes et occupants du 6b élisent douze membres de leur communauté pour les représenter au sein d’un conseil d’administration (CA). Et ces douze membres se réunissent chaque semaine pour discuter, voire débattre, et prendre des décisions.

Or il y a matière à discuter. Le 6b emploie en effet dix personnes salariées, parmi lesquelles Rémi Jacquot bien sûr, mais aussi Pascaline Simon, qui s’occupe de programmer festivals, carnavals, rendez-vous d’artistes et tous les événements festifs ouverts au public… Il y a aussi une responsable d’action culturelle, une communicante, une designeuse, un comptable, des agents d’entretien, et même deux personnes qui s’occupent du restaurant végétarien, Ciboulette, au rez-de-chaussée. Mais, ces temps-ci, le sujet le plus abordé des conseils d’administration, c’est évidemment le rachat du bâtiment par ses résidents. Il en est très sérieusement question. De tiers-lieu un peu sauvage, destiné à disparaître, en ayant au passage donné de la valeur à un terrain, le 6b est en passe de devenir un lieu autonome, prêt à s’ancrer et à durer, et surtout appartenant aux artistes qui l’occupent. Pour les plus impliqués de ses résidents, c’est un rêve qui se réalise.

Claire Espinosa, graphiste et membre du CA pendant plusieurs années, est de ceux-là. Dans son lumineux atelier, au troisième étage, elle décrit avec émotion son attachement au lieu : « Quand je suis arrivée en 2015, j’étais très excitée de ce que je découvrais, des gens que je rencontrais. Assez vite j’ai voulu m’impliquer dans quelque chose de plus grand que mon activité. » C’est ainsi qu’elle entre au conseil d’administration. « On recevait les appels à projets, on les étudiait, ça nourrissait mon attention aux autres. » Assez vite, Claire est désignée, avec son associée au sein du studio W + E, pour concevoir le graphisme de « Fabrique à rêves », gros festival pluridisciplinaire et événement annuel phare du 6b. Les appels à projets diffusés régulièrement auprès des occupants sont autant d’occasions pour des collaborations nouvelles et fructueuses entre les ateliers des six étages : « Ils encouragent à innover, et à sortir des sentiers battus. On sait qu’on pouvoir expérimenter, et ça nourrit notre travail », s’enthousiasme Claire, qui conclut : « C’est un lieu qui m’a décentrée et me donne de l’espoir face à l’état du monde. C’est une soupape où le rêve, le délire sont permis. » Autrement dit par Jean-Clément Grisard : « Venant du Jura, le 6b me permet de mieux vivre Paris. »

Évidemment, l’enthousiasme très largement partagé par les artistes résidents au 6b cohabite avec des difficultés. Mathilde Gourdol dirige une compagnie de théâtre jeune public, Des Papillons dans le ventre. Comme elle est formée au coaching en entreprise, c’est elle qui a été choisie pour épauler Rémi Jacquot et le conseil d’administration en matière de gestion des ressources humaines. « Il y a deux ans, il y avait beaucoup de tensions entre les résidents, le CA et l’équipe, raconte-t-elle. On a réussi à les surmonter à force de dialogue, et grâce à cette gestion collective qui incite les gens à s’impliquer, plutôt qu’être passifs. Mais c’est un lieu plein de défis. Il n’y a pas d’eau chaude, les toilettes sont plus que sommaires, les ascenseurs sont HS, donc les étages ne sont pas accessibles aux personnes dont la mobilité est réduite, et puis il y a de sérieuses infiltrations dans le toit… » À vrai dire, les travaux commencent à urger, parce que selon Mathilde, les résidents sont « fatigués » par ces conditions de travail.

« La beauté de ce lieu, c’est son ouverture »

Baptiste Vanhée a 33 ans. Il a un temps été prof en Seine Saint-Denis, et puis il a bifurqué vers la restauration. Lorsqu’il a appris que le 6b cherchait une équipe et un projet pour son restaurant, il s’est associé à Elsa Gojoz et ensemble ils ont remporté l’appel d’offres avec leur projet de cuisine (quasi) végétarienne dont les prix défient toute concurrence, en particulier pour les résidentes qui bénéficient de tarifs « maison ». Baptiste est salarié du 6b, un vrai confort pour lui, surtout dans la mesure où Ciboulette ne fonctionne que le midi. Bien sûr, il râle un peu contre les inconvénients de gérer un lieu livré au grand public le soir et le week-end pour des apéros, des concours de danse électro, des beach parties, un festival caribéen, de folles soirées dansantes, des tournois de pétanques arrosés ou encore des barbecue parties géantes… « On ne sait jamais comment on va trouver les lieux en arrivant le lundi. » Mais, pour le jeune cuistot, « la beauté de ce lieu, c’est son ouverture. Ça veut dire bien sûr que n’importe qui peut entrer, qu’il faut informer, créer un contact avec les visiteurs et éventuellement faire de la médiation, gérer des débordements. Mais c’est un état d’esprit précieux. Si le quartier venait à s’embourgeoiser, je pense qu’assez vite il y aurait plus de contrôle, de surveillance, et l’accès deviendrait interdit à toute une partie de la population ».

Quand on demande à Rémi ou à Elsa Grégorio, la responsable d’action culturelle au 6b, comment est composée la population avoisinante, ils peinent à répondre, ne disposant d’aucune donnée objective. « Il y a des familles, des familles monoparentales, un foyer de femmes seules, souvent avec enfants, ne parlant pas bien français. » Mais, remarque Elsa, « quand je me suis renseignée sur le prix des loyers à Néaucité, ce n’était pas donné ! » Un mélange donc, probablement, de classes moyennes et plus modestes.

La mission d’Elsa Grégorio consiste à la fois à proposer des projets fédérateurs aux résidentes, et aussi de tisser, fil à fil, des liens plus profonds avec les habitants et les associations tout autour. C’est Elsa qui a piloté l’ouverture de l’arche qui permet aux habitants de Néaucité de venir beaucoup plus directement au 6b. Elle a aussi contacté l’asso de quartier, Confluences, qui publie et diffuse une gazette, organise de petits événements conviviaux, et fédère ainsi des habitants du coin, dont Warda Ouajoura. Cette dernière, qui connaît du monde, a accepté d’accompagner Elsa lorsqu’elle part dans les allées de Néaucité pour aller parler du 6b aux habitants, les inviter à en utiliser les espaces ouverts, participer aux activités, profiter de la programmation. « C’est vraiment un travail de fourmi, lent, décrit Elsa. Je fais du porte-à porte. » Warda, qui est arabophone, est ravie de l’aider à mieux communiquer car, comme elle le décrit : « Ce n’est pas facile de faire sortir les gens de chez eux, surtout les femmes maghrébines et africaines, qui craignent le regard des gens et restent entre elles. » Le dernier carnaval a bien marché, « il y avait plein de familles, d’enfants », se rappelle Warda en souriant.

Plus d’infos sur le6b.fr

Le 6b à Saint-Denis / © Jéromine Derigny pour Enlarge your Paris
Un atelier d’artiste au 6b / © Jéromine Derigny pour Enlarge your Paris
L’atelier de Joachim Romain au 6b à Saint-Denis / © Jéromine Derigny pour Enlarge your Paris
Claire et Noémie du studio graphie W+E au 6b à Saint-Denis / © Jéromine Derigny pour Enlarge your Paris
Jean-Clément Grisard, luthier au 6b / © Jéromine Derigny pour Enlarge your Paris
Yann Bernard, fondateur de l’atelier vélo La B6clette au 6b / © Jéromine Derigny pour Enlarge your Paris
Le jardin du 6b à Saint-Denis / © Jéromine Derigny pour Enlarge your Paris
La plage du 6b, un espace extérieur ouvert au public qui donne sur le canal Saint-Denis / © Jéromine Derigny pour Enlarge your Paris
Battle électro organisée dans le restaurant du 6b / © Jéromine Derigny pour Enlarge your Paris
Battle électro au restaurant du 6b / © Jéromine Derigny pour Enlarge your Paris

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