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Les plantes invasives sont-elles des lanceuses d’alerte ?

Une herboriste diplômée de l’École du paysage de Versailles a établi un herbier de la ligne 18 du Grand Paris Express / © Jéromine Derigny pour Enlarge your Paris

Et si plutôt que d'être combattues, les plantes exotiques envahissantes nous servaient à réfléchir ? C'est la réflexion que nous partage la botaniste et docteure en littérature Marianne Roussier du Lac, qui a accompagné certaines étapes du Randopolitain en 2022 et 2023.

Marianne Roussier du Lac, botaniste et docteure en littérature

Bien des moralistes l’ont fait observer : la passion d’Homo sapiens pour le voyage et la nouveauté mène le monde. Elle fait aussi tourner à plein régime la fabrique des plantes invasives. Les espèces exotiques ornementales envahissantes, arbres, arbustes ou herbacées que tout le monde peut facilement rencontrer, en particulier dans les zones urbaines, partout en France métropolitaine, partagent un récit au cœur duquel retentit toujours le cri du poète : « Emporte-moi wagon, enlève-moi frégate », mêlé au chant en sourdine des possédés par la libido sciendi, ceux qui savent qu’on se lasse de tout sauf de connaître.

Chacun sait que le commerce des épices a été l’un des moteurs de l’expansion européenne et même de l’histoire mondiale. Mais la manie des plantes exotiques ornementales n’est pas en reste. Depuis l’époque lointaine où le monstrueux figuier d’Inde (devenu le figuier de Barbarie) s’exhibait au jardin des grands d’Espagne pour ébahir les courtisans, elles sont l’objet d’un engouement qui n’a fait que croître et embellir au rythme des explorations, introductions, acclimatations, et des progrès remarquables accomplis dans le transport et la conservation des végétaux pendant les voyages.

« Ces mêmes plantes urbaines, à qui on reproche aujourd’hui de s’installer partout et de banaliser la végétation, ont en fait été à l’origine débusquées par des fous furieux de la chasse aux plantes dans des régions d’origine aussi lointaines qu’inaccessibles et quasi inconnues »

La surenchère se poursuit encore aujourd’hui avec la vogue très contemporaine des plantes dites « d’intérieur » : des végétaux exotiques totalement domestiqués, dont les espèces se renouvellent sans cesse pour satisfaire les exigences de dépaysement sans déplacement de leurs propriétaires. Beaucoup d’espèces végétales exotiques envahissantes aujourd’hui mal aimées furent d’abord des plantes rapportées ou envoyées des antipodes car elles excitaient la curiosité par leur singularité, leur côté « jamais vu ». Un éclat enchanteur, une silhouette harmonieuse, des facilités de culture, tel ou tel détail surprenant sont autant de qualités susceptibles de satisfaire l’appétit de nouveauté du public. Nombre d’entre elles, jugées prometteuses pour l’ornement des jardins, exerçaient un véritable charme sur leurs partenaires humains au début de ce qui se présentait comme une histoire d’amour.

Ces mêmes plantes urbaines, à qui on reproche aujourd’hui de s’installer partout et de banaliser la végétation, ont en fait été à l’origine débusquées par des fous furieux de la chasse aux plantes dans des régions d’origine aussi lointaines qu’inaccessibles et quasi inconnues. C’est, au XVIIIe siècle, depuis la cour de l’empereur de Chine où il resta dix-sept ans, que Pierre Nicolas Le Chéron d’Incarville, missionnaire jésuite et botaniste passionné, envoya des graines d’ailante par une caravane partie de Pékin et traversant la Sibérie, à Bernard de Jussieu, au Jardin des plantes de Paris.

Philipp Franz von Siebold, médecin bavarois, naturaliste et collectionneur, parvint à séjourner six ans dans le Japon fermé au monde de l’époque d’Edo, et en rapporta la renouée dite « du Japon ». Découvreur du panda, le missionnaire Armand David brava bien des dangers dans la Chine hostile du XIXe siècle, et repéra le buddleia dans les confins montagneux de la province du Sichuan. Avant ces expéditions extrême-orientales, le parcours du robinier, arbre d’abord américain, se fit sous la houlette d’explorateurs botanistes qui le conduisirent du Nouveau Monde vers l’Ancien, depuis les montagnes des Appalaches jusqu’au jardin du Roi sur l’île de la Cité à Paris.

« Le vivant aspire profondément à se déplacer »

Nous savons bien que ces rencontres entre de séduisantes plantes et des aventuriers savants et passionnés se sont déroulées en marge de l’expansion coloniale européenne, et qu’elles ont participé de loin à son insoutenable logique de prédation et de profit au seul service de l’humain occidental. Pour les exotiques voyageuses, c’est entendu, cette migration n’est pas choisie ; la mise au travail, agronomique ou horticole, va venir, et c’est bien de cette exploitation insistante que va naître le problème actuel des invasions végétales.

Autorisons-nous pourtant à ne pas réduire trop vite l’odyssée de ces plantes à une aventure irresponsable conduite par des collectionneurs égoïstes, fauteurs aveugles des inextricables problèmes environnementaux que nous connaissons maintenant. En effet, comme le fait remarquer Jacques Tassin, grand spécialiste des invasions biologiques, le vivant aspire profondément à se déplacer. C’est particulièrement vrai des plantes, et le sillage dégagé et entretenu par les perpétuels déplacements des hommes leur offre d’extraordinaires opportunités dont les espèces invasives savent tirer profit. L’agitation humaine répond au besoin de mouvement du végétal au-delà de ses attentes ; il y a là une interaction entre espèces particulièrement réussie, si on adopte le point de vue de la plante.

Mais voilà, nous n’avons pas le même avis que la plante, nous. Pétris de biais culturels, nous voulons des fleurs exotiques dans nos massifs jardinés et sur nos ronds-points, mais pas ailleurs ! Il nous déplaît que ces plantes se naturalisent ainsi sans demander la permission, qu’elles échappent à notre contrôle pour s’installer dehors et se reproduire sans aide, elles qu’on s’est donné tant de mal à rapporter, à acclimater, à améliorer pour les rendre encore plus belles. Les populations trop vastes qu’elles forment dans les espaces qu’elles colonisent, nous trouvons que cela change et défigure notre belle nature locale et immuable, dont nous avons une vision bien arrêtée, pour ne pas dire fixiste [le contraire d’évolutionniste, Ndlr], encouragée par les discours des professionnels de la conservation et les subventions au maintien des espaces naturels.

« La nature que nous voyons changer, c’est d’abord par nous qu’elle change »

La présence voyante des plantes invasives sur nos sentiers de balade nous interroge et nous inquiète. Elle nous met aussi face à nos contradictions. La nature que nous voyons changer, c’est d’abord par nous qu’elle change, et le chaos du « biodivers » métissé qui nous trouble, c’est nous qui en sommes responsables. Nous avons longtemps été convaincus que la nature était à la fois un matériau disponible et inépuisable, et un décor éternel. Nous découvrons à présent, en même temps que les limites de la planète, combien notre présence entreprenante et gaspilleuse sur cette terre en affecte les entités vivantes.

La prospérité des invasives, c’est nous qui la fabriquons. Car, si les plantes exotiques s’adaptent si bien dans la nature urbaine, si le buddleia pousse dans les gravats et l’ailante dans les fissures du béton, si la renouée prospère sur des sols pollués, si l’acacia s’installe dans la lumière d’une parcelle coupée à blanc, ce n’est pas par l’effet d’une mystérieuse fatalité, c’est d’abord parce que ces transformations incessantes que nous imposons aux milieux naturels conviennent aux aptitudes de ces plantes dominantes ou pionnières.

Nous crions après les plantes exotiques envahissantes en cherchant des boucs émissaires, nous nous plaignons moins, en revanche, de l’omniprésence, dans les mêmes endroits, de la clématite blanche ou de l’ortie : pourtant elles aussi colonisent les milieux modifiés et pollués, mais ce sont des espèces indigènes et elles en tirent une forme de légitimité !

« Les plantes se fichent bien de nos catégories, de nos clôtures et de nos cases »

Vous savez quoi ? Les plantes se fichent bien de nos catégories, de nos clôtures et de nos cases. Elles sont des millions à danser la sarabande autour de la planète, l’évolution les mène et sait manipuler aussi l’homme insatiable de voyage et de nouveauté, que le paléo-historien Pascal Picq a raison d’appeler le « singe migrateur ». Nous ne pouvons plus ignorer combien, dans cette chorégraphie des interdépendances, nous avons perdu la mesure et combien notre participation à contretemps, violente et désaccordée, menace gravement la danse du vivant.

Influenceurs majeurs de la biodiversité, nous n’avons plus guère de temps à perdre en campagnes de lutte contre des espèces invasives qui auront de toute façon le dernier mot sur nos arrachages. Regardons-les donc plutôt autrement, comme des lanceuses d’alerte dont les messages salutaires nous renvoient directement à nos démons : l’obsession du contrôle intrusif, l’addiction à l’exploitation aliénante et au mode de vie insoutenable, le déni de la vaste crise que tout cela suscite.

La compagnie insistante des plantes exotiques envahissantes sur nos sentiers de promenade est une sommation : inutile de se voiler la face, on voit bien qu’elles sont peu enclines à se laisser faire ; c’est nous qui devons changer. Leur beauté incongrue et puissante nous entraîne vers ces utopies auxquelles nous devons désormais nous consacrer de toute urgence : accompagner et adoucir les changements qui affectent notre environnement, inventer des interactions pacifiques et des cohabitations inclusives avec les autres êtres naturels, redéfinir dans la sobriété la place qui peut être celle de notre espèce au sein du monde vivant. Au bord des chemins, vigilantes, nos sentinelles végétales nous rappellent à nos défis, à nos devoirs. Finalement, c’est une chance pour nous de les rencontrer aussi souvent.

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