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Peur sur la ville : le marché des « safe cities »

Vidéosurveillance
© Mathew Henri / Unsplash (Creative commons)

Vidéosurveillance intelligente, big data, forces de l'ordre connectées, les "safe cities" représentent un marché de plusieurs milliards d'euros en même temps qu'elles incarnent une certaine conception de la ville et de ses risques. Chercheuse à l’Ecole urbaine de Sciences Po, Myrtille Picaud passe en revue ce phénomène.

Myrtille Picaud, chercheuse associée à la chaire « Villes et numérique » de l’Ecole urbaine de Sciences Po et au Centre d’études européennes et de politique comparée, docteure associée au Centre européen de sociologie et de science politique

À Nice, Marseille, Saint-Étienne ou encore Valenciennes, se développent des projets de « safe city », pendant sécuritaire de la « smart city ». Ce terme désigne des dispositifs numériques destinés à lutter contre les dangers de l’espace urbain : vidéosurveillance « intelligente », où l’analyse d’image s’appuie sur des algorithmes de détection de mouvements de foule, de violences, d’intrusion ; des plates-formes dites d’hypervision, comme à Dijon, permettant de gérer ensemble différents services municipaux dont la vidéosurveillance, ou liant analyse de divers fichiers municipaux et nationaux et big data en ligne afin de prévenir les crimes ; forces de l’ordre connectées ; etc.

Les villes sont ciblées de façon croissante par des politiques de sécurité, tout en étant présentées comme les lieux du renouveau économique de l’économie des plates-formes numériques, à l’instar d’Airbnb ou d’Uber. La sécurité des villes n’est toutefois pas un sujet nouveau : elles ont longtemps été considérées à travers le prisme de l’insécurité comme lieux de désorganisation sociale. Différentes politiques, aux finalités sécuritaires et sociales, ont été mises en œuvre afin de lutter contre ces phénomènes. Dans de nombreuses métropoles, cela a favorisé le recours à la vidéosurveillance qui a ouvert la voie au développement contemporain des « safe cities », présentées comme des remèdes aux failles de celle-ci.

Par exemple, dans la vidéosurveillance dite « intelligente », les opérateurs derrière les caméras seraient aidés par l’analyse algorithmique des images, ce qui permettrait d’envoyer une alerte lorsque sont repérés certains comportements (violences, déplacements de foules, etc.). Pour l’instant, ces dispositifs semblent seulement déplacer la « définition du soupçon » : à la surveillance de certains espaces ou groupes sociaux perçus comme étant plus « à risque », avec toutes les inégalités que cela comporte, s’ajoute le ciblage de comportements « anormaux » au sens statistique du terme, repérés par l’analyse algorithmique des images.

Par ailleurs, les recherches sur la vidéosurveillance témoignent d’usages très différenciés et souvent loin des promesses initiales. Si elle peut être utilisée dans l’élucidation de cas, a posteriori, son efficacité dans la lutte contre les crimes et délits reste à prouver. Cela appelle à la prudence quant à la croyance en l’efficacité de dispositifs numériques de sécurité pour l’espace urbain, surtout au regard des risques qu’ils posent quant au respect des libertés publiques, ce que soulignent différentes associations, par exemple dans le cadre de la campagne Technopolice.

Tous surveillés : 7 milliards de suspects (Arte, 2020).

La construction d’un nouveau marché numérique

Le développement de projets de « safe cities » peut se comprendre comme la construction d’un marché (numérique) de la sécurité urbaine. Celle-ci s’opère dans un contexte de transformation du marché de la sécurité, qui joue un rôle croissant avec l’appel par l’État, par la voix de Christophe Castaner, à un « continuum de sécurité entre services de police et de gendarmerie, élus locaux, police municipale, entreprises, mais aussi citoyens ».

L’Union européenne soutient également ce marché de la sécurité, auquel au moins 11 milliards d’euros ont été dédiés entre 2014 et 2020, avec un focus important sur le développement de nouvelles technologies. En France, le secteur marchand de la sécurité représentait 34 milliards d’euros de production de biens et de services en 2016. Mais quels sont les acteurs de la montée en puissance des « safe cities » ?

L’industrie de la sécurité en a fait l’un des cinq objectifs de la politique de sécurité nationale industrielle à horizon 2025, la France étant appelée à devenir un leader mondial dans le domaine des « safe cities ». Ainsi, des multinationales comme des startups développent des logiciels d’analyse de données, des plates-formes d’hypervision, des caméras intelligentes, etc.

Le projet de « safe city » envisagé à Nice est ainsi porté par un consortium d’entreprises menées par Thales, entreprise du secteur de l’aéronautique, de la défense et de la sécurité, dont le chiffre d’affaires était de 18,4 milliards d’euros en 2019. Récemment, Thales a fortement investi le numérique, consacrant environ 1 milliard d’euros à la recherche et développement, créant une digital factory destinée à favoriser le développement de produits en interne et acquérant des entreprises, telle que Gemalto en 2019, spécialisée dans la gestion de l’identité (des personnes et objets) et de la sécurité numériques. Néanmoins, la smart city n’est pas l’apanage des entreprises de sécurité et de défense. Celles des secteurs des NTIC, ou encore de l’énergie et des services urbains, dont on donne ici quelques exemples, s’y intéressent également.

Améliorer la « qualité de vie »

C’est le cas d’Amazon, qui développe des logiciels de reconnaissance faciale ainsi que les caméras de vidéosurveillance Ring, destinées aux particuliers, dont l’installation est recensée par certaines polices au Royaume-Uni. L’entreprise ATOS quant à elle recueille et analyse des données urbaines afin « d’aider la ville à offrir un environnement sécurisé à ses citoyens pour améliorer la qualité de vie », un dispositif mis en œuvre dans le quartier nocturne de la ville d’Eindhoven, aux Pays-Bas. ATOS propose également « City Safe », solution de communication sécurisée pour les forces de sécurité, une version civile d’un dispositif initialement destiné aux militaires de l’opération Sentinelle.

Finalement, des multinationales comme Engie, l’un des plus grands groupes du secteur de l’énergie, ont également développé une activité dans le domaine de la sécurité urbaine. L’une de ses filiales développe ainsi une offre de « safe city » basée notamment sur l’hyperviseur SenCity. Cette plate-forme, en croisant différents jeux de données (vidéosurveillance, objets connectés, mais aussi données des hôpitaux, open data, etc.), est sensée fournir une aide à la décision pour les politiques de sécurité.

L’entreprise gère ainsi l’Observatoire de la tranquillité publique à Marseille, basé sur l’analyse de données à des fins de sécurité, ou encore la vidéosurveillance pour la Préfecture de Paris. Engie mène par ailleurs le consortium d’entreprises ayant remporté en 2019 le marché public de « territoire intelligent » de la métropole d’Angers.

Une grande diversité parmi les entreprises

La diversité des entreprises proposant des offres de « safe cities » est rarement étudiée. Or, leurs visions de la ville et de sa sécurité divergent, voire s’opposent. Les dispositifs numériques développés circulent souvent depuis d’autres secteurs (de la défense vers le civil, de l’analyse de données massives au domaine urbain, etc.). La sécurité est ainsi conçue et mise en œuvre différemment par des dispositifs qui ne sont pas simplement des opérateurs neutres, mais bien des constructions sociales et politiques. Les plates-formes (de centralisation et d’analyse de données) par exemple, de plus en plus courantes dans les projets de sécurité urbaine, témoignent de la lecture sécuritaire qui est faite de données produites dans des cadres très différents : police, réseaux sociaux, hôpitaux, circulation routière, données sociodémographiques concernant les résidents (Insee), météo, etc.

Le choix des données utilisées engage différentes conceptions des « risques » urbains : selon les populations, les territoires, les incidents passés, les interactions en ligne, etc. Les entreprises privées ne sont toutefois pas seules dans la construction de ce marché de la sécurité urbaine numérique. Celui-ci est en effet soutenu aussi par les représentants des pouvoirs publics, à commencer par ceux des collectivités locales qui les accueillent. La « safe city » s’est en effet muée en objet de concurrence interurbaine, s’inscrivant dans des politiques d’attractivité et de développement économique local. Si la sécurité tend aujourd’hui à transcender de façon croissante les oppositions politiques, nombre des villes emblématiques des projets de « safe city », telles que Valenciennes, Marseille, Nice, ou encore Saint-Étienne, ont des maires à droite de l’échiquier politique.

Quand les crises font évoluer le droit

Mais le développement des projets de « safe cities » est aussi encadré par le droit, à l’échelle nationale et européenne, notamment en ce qui concerne la protection des données. Différents événements sont l’occasion pour les groupes d’intérêt, comme pour certains représentants des pouvoirs publics, de faire évoluer ces normes.

Les Jeux olympiques et paralympiques (JOP), prévus à Paris en 2024, sont ainsi présentés comme un moment exceptionnel nécessitant une sécurité exceptionnelle, et donc des adaptations du droit, en particulier pour permettre la reconnaissance faciale dans l’espace public. Ces adaptations sont demandées par les représentants du marché de la sécurité, mais aussi des membres des forces de sécurité publique ou des parlementaires. Concernant les JOP, différents projets sont en cours, notamment à travers le développement de dispositifs de sécurité soutenus par l’Agence Nationale de la Recherche.

Les crises fournissent-elles aussi des occasions à l’évolution des normes : c’est ce qu’ont montré les attentats de 2015, qui ont fortement impacté les représentations de la sécurité et les politiques publiques. C’est aussi le cas de l’épidémie de Covid-19 aujourd’hui, avec la mise en œuvre de dispositifs tels que StopCovid (parmi d’autres), et ce malgré les risques aux libertés publiques. Atos et Thales appartiennent d’ailleurs à « l’écosystème des contributeurs » de cette application. Si ces événements facilitent la représentation des dispositifs numériques de sécurité comme des solutions aux enjeux contemporains, le soutien à leur développement ne se limite pas aux temps de crise. Atos et Thales sont ainsi parmi les grandes entreprises auxquelles ont le plus bénéficié le budget européen dédié à la recherche en sécurité, cumulant respectivement 6,5 et 4,6 millions d’euros pour différents projets.

Les projets de « safe cities » témoignent ainsi d’un phénomène plus global de multiplication des agents, publics et privés, investissant la définition et la production de la sécurité urbaine. Si les enjeux pour les libertés publiques sont souvent soulignés, c’est aussi de la façon de vivre dans les villes qu’il est question. Les recherches sur la sécurité dans les centres commerciaux et les gares témoignent de l’interpénétration des logiques sécuritaires et économiques dans ces espaces. C’est un angle que doivent aussi interroger les études actuelles sur la mise en œuvre réelle des projets de « safe cities », en examinant leurs usages, leurs détournements, mais aussi leur réception par les habitants des villes, qui ne sont pas tous égaux face à ces dispositifs de sécurité numérique.The Conversation

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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