Société
|

La friche des Grands Voisins fait le bilan de 5 ans d’occupation légale

La friche des Grands Voisins à Paris (14e) dans l'ancien hôpital Saint-Vincent-de-Paul fermera ses portes fin septembre après cinq ans d'occupation / © Les Grands Voisins
La friche des Grands Voisins à Paris (14e) dans l’ancien hôpital Saint-Vincent-de-Paul fermera ses portes fin septembre après cinq ans d’occupation / © Les Grands Voisins

Ouverte en 2015 entre les murs de l'ancien hôpital Saint-Vincent-de-Paul à Paris, la friche des Grands Voisins aura popularisé le principe d'occupation temporaire et légale des bâtiments vacants. Alors qu'elle fermera définitivement ses portes dimanche, retour sur cette expérience avec Simon Laisney, fondateur et directeur général de Plateau Urbain, Aurore Rapin, coordinatrice des projets de Yes We Camp, et William Dufourcq, directeur du site pour l'association Aurore.

La programmation du dernier week-end des Grands Voisins est à découvrir sur lesgrandsvoisins.org

Comment a démarré l’aventure des Grands Voisins au sein de l’ancien hôpital Saint-Vincent-de-Paul dans le 14e à Paris ?

Simon Laisney : Début 2013, l’association Aurore a proposé d’installer des hébergements hivernaux pour les SDF au sein de l’hôpital Saint-Vincent-de-Paul à Paris (14e) qui était en train d’être fermé. Elle avait la confiance de l’AP-HP (Assistance publique – Hôpitaux de Paris) pour occuper l’ensemble du site. Dans un premier temps, il s’agissait de réunir plus de 600 places d’hébergement d’urgence. Avec une double problématique : les charges n’étaient pas couvertes par les subventions de l’État et il ne fallait pas aboutir à un ghetto de pauvres. L’objectif était de parvenir à mixer les activités. La mairie du 14e arrondissement voulait en parallèle ouvrir les 3,4 hectares du site au grand public. Notre rôle chez Plateau Urbain a été d’accompagner Aurore dans l’organisation des espaces et de les mettre à disposition d’entreprises issues de l’économie sociale et solidaire (ESS).

William Dufourcq : En effet, nous avons récupéré la gestion globale du site en décembre 2014. L’AP-HP avait commencé de quitter les murs en 2012 et Aurore y gérait déjà un hébergement d’urgence. Nous devions initialement y rester jusqu’au début des travaux, programmés pour 2017. Plateau Urbain et Yes We Camp nous ont rejoints en 2015 pour une occupation mixte.

Aurore Rapin : C’est assez drôle la manière dont cela a commencé pour nous chez Yes We Camp. Fin 2014, nous avons reçu un mail de la part de la maire du 14e arrondissement. L’une de ses cousines avait été bénévole sur l’un de nos campings en 2013 et lui avait recommandé de faire appel à nous pour s’occuper de l’occupation transitoire de l’hôpital Saint-Vincent-de-Paul. Quand nous avons rejoint le projet, Plateau Urbain et Aurore avaient alors déjà commencé à travailler sur le site.

Quels objectifs vous êtiez-vous fixés ?

Simon Laisney : Nous étions dans une démarche très expérimentale. Nous savions qu’il y avait une demande extrêmement forte à l’échelle grand-parisienne de locaux abordables de la part des entreprises de l’ESS. L’association Aurore avait pour sa part besoin de places d’hébergement d’urgence en zone dense. Et avec Yes We Camp, il s’agissait d’ouvrir un espace qui invite au partage et à la rencontre. La première saison, nous avons fonctionné comme un laboratoire urbain avec trois associations qui se retrouvaient à gérer un quartier en plein cœur de Paris.

Aurore Rapin : Depuis 2013 chez Yes We Camp, nous nous sommes donné pour but d’imaginer des lieux pour faire se rencontrer les publics qui n’ont pas l’habitude de se croiser. Aux Grands Voisins, nous souhaitions rendre l’endroit agréable pour les visiteurs tout en proposant une vraie qualité de vie aux résidents. Nous avons laissé émerger les idées des uns et des autres et les initiatives se sont agrégées au gré des besoins et des envies. Ce qui a été assez marquant, c’est qu’en parallèle des Grands Voisins, un centre d’hébergement d’urgence a ouvert dans le bois de Boulogne et a fait scandale. Il accueillait 300 personnes dans un bâtiment tout neuf, pendant que nous, on hébergeait jusqu’à 600 personnes sans aucun scandale. C’est une grande réussite pour nous.

William Dufourcq : Nos objectifs partagés étaient de favoriser la mixité sociale et la solidarité, mais aussi d’encourager la création d’espaces communs pour faire se rencontrer le public, les personnes travaillant aux Grands Voisins et les résidents du centre d’hébergement d’urgence. Pour Aurore, il s’agissait aussi de changer le regard sur les personnes en situation de précarité. Dans beaucoup de centres d’hébergement, on ajoute de l’exclusion à l’exclusion en se situant en périphérie des villes. L’opportunité de ce type d’occupation temporaire était de favoriser la socialisation et l’accès à l’emploi en cœur de ville.

Au final, à quoi auront ressemblé les Grands Voisins ?

Simon Laisney : Durant toutes ces années, les Grands Voisins ont servi de centre d’hébergement d’urgence et de lieu d’accueil pour 400 structures liées à l’ESS et à la culture (artisans, jeunes entreprises, artistes…). Ils ont également joué un rôle en matière d’éducation en accueillant une université populaire ainsi qu’une école informelle à destination des enfants des personnes du centre d’hébergement d’urgence. Last but not least, c’est tout un monde féérique qui a été créé par Yes We Camp pour recevoir le public avec une programmation culturelle qui aura attiré aussi bien les gens du quartier que les Parisiens et les Grand-Parisiens. Au début, les riverains étaient sceptiques quant aux conditions de réalisation d’un tel projet. Finalement, ils ont travaillé avec nous. Avec le camping, les Grands Voisins sont même devenus un lieu de destination touristique, ce à quoi nous ne nous attendions pas.

Que retirez-vous de cette expérience ?

Simon Laisney : Les Grands Voisins ont permis de mettre un coup de projecteur sur l’urbanisme transitoire tout en travaillant à l’acceptabilité de l’hébergement d’urgence. Cela a été une autre façon de faire la ville en impliquant les habitants du 14e et les Parisiens à travers des ateliers. Pour cela, nous avons veillé à rendre accessibles des sujets comme l’inclusion sociale. Ainsi, nous avons prouvé que des projets urbains pouvaient porter une grande ambition sans forcément reposer sur des concepts décidés d’avance. Ce fut pour nous la traduction de notre volonté de rompre pacifiquement avec le fonctionnement tel qu’il est de la société en offrant à ceux qui le souhaitent un cadre pour la repenser.

Aurore Rapin : La coopération entre les institutions, publiques comme privées, et la société civile peut fabriquer des concepts très fertiles quand chacun y met du sien. Les Grands Voisins auront permis d’amorcer un dialogue sur des enjeux tels que la transition écologique, les inégalités sociales ou encore l’accueil des sans-abris. Les Grands Voisins ont aussi prouvé que la joie, la beauté et la création peuvent donner un élan structurant aux initiatives. Et je retiens aussi que pour mener des projets d’inclusion sociale, il faut toujours se débrouiller pour mettre les publics les plus précaires au centre.

William Dufourcq : Cette expérience nous a permis de créer de nouveaux outils comme une conciergerie sociale et une monnaie locale. Nous avons également ouvert une galerie d’art avec les résidents des centres d’hébergement et mis en place des espaces de restauration qui ont favorisé l’embauche de personnes en situation de vulnérabilité. En faisant confiance aux associations, on a permis de faire émerger un espace de liberté mêlant les publics et les activités. Cela a aussi mis en lumière le sens du partage et la solidarité des Parisiens.

En 2019, la Ville de Paris a signé une charte en faveur du développement des projets d’occupation temporaire. Est-ce une victoire pour vous ?

Simon Laisney : C’est clairement une victoire. Nous sommes contents d’avoir permis de vulgariser et généraliser cette notion d’occupation temporaire. Le  succès des Grands Voisins est d’avoir sensibilisé les institutions publiques à ce sujet. On voit que d’autres villes françaises mais aussi européennes permettent désormais l’utilisation des bâtiments vacants de manière légale pour en faire des laboratoires urbains.

William Dufourcq : Cette charte est un outil qui crée un passeport de confiance pour essaimer le concept, dont on voit toute la richesse. Elle permet de systématiser l’utilisation des espaces vacants à des fins de solidarité et de rencontre des publics.

Aurore Rapin : Les Grands Voisins ont montré qu’on pouvait fabriquer une ville différente. Cette charte signée par la Ville de Paris est une première étape. Il faut maintenant discuter pour voir comment faire naître d’autres projets et régler les enjeux de financement. On est en tous cas ravis du mouvement opéré par les institutions pour faciliter ces pratiques.

La friche des Grands Voisins dans le 14e à Paris / © Les Grands Voisins
© Les Grands Voisins

Le modèle économique des Grands Voisins était en partie basé sur l’événementiel, en particulier avec la vente de la bière. Ceci vous a valu des critiques, certains reprochant au projet de servir de « machine à fric »…  

Simon Laisney : Toutes les recettes de la vente de bière étaient réinjectées dans le développement du projet et dans les installations. C’est ce qui nous a permis de proposer une programmation généreuse et ouverte. Si on compare avec ce qui est fait ailleurs dans l’événementiel, nos marges étaient très réduites.

Aurore Rapin : Notre modèle économique reposait entre 33% et 50% sur le bar et la restauration. On a toujours été assez transparents sur tout ça. Le but du jeu n’était pas de vendre de la bière pas chère mais de fabriquer un projet collectif qui nécessite un peu de moyens. On n’avait pas de financement public à l’époque. On a donc procédé autrement pour générer des revenus.

Les Grands Voisins marquent-ils un tournant dans la fabrique de la ville ?

Simon Laisney : Les Grands Voisins marquent une étape supplémentaire qui a bien fonctionné mais ce n’est pas non plus un tournant dans la façon de faire la ville. Notre démarche s’inscrit dans un courant de nouvelles urbanités qui fédère de nombreux autres projets comme le nôtre.

Aurore Rapin : Nous avons posé une brique. Preuve en est le fait que les aménageurs du futur quartier ont intégré certains éléments des Grands Voisins comme les espaces communs mutualisés, la restauration solidaire ou encore l’hébergement d’urgence.

Allez-vous reproduire l’expérience des Grands Voisins ailleurs en Île-de-France ?

Simon Laisney : On l’a déjà fait à Antony (Hauts-de-Seine) avec la PADAF, la Plateforme des acteurs de demain. Une centaine de structures (associations, entreprises…) y sont installées ainsi qu’un centre d’hébergement de demandeurs d’asile qui accueille 250 personnes. C’est à 15 minutes en bus du RER B et l’on voit des citoyens des communes alentour s’engager dans les associations. En revanche, on n’a pas encore ouvert le lieu au public. Il y a en tous cas matière à répliquer le concept des Grands Voisins, en veillant toujours à ce que les lieux que l’on crée ressemblent au  territoire qui les entoure.

William Dufourcq : Nous sommes tout à fait prêts à dupliquer l’expérience. Ce qui est intéressant, c’est la capacité du temporaire à influencer un futur programme immobilier. Alors que ce n’était pas initialement prévu dans le projet d’éco-quartier Saint-Vincent-de-Paul, nous avons pu inscrire la mise en place d’un centre d’hébergement d’urgence et d’une pension de famille. L’idée, c’est d’essayer de rendre la ville de Paris moins excluante. C’est pour ça que avons créé le petit frère des Grands Voisins, les Cinq Toits, dans le 16e.

Aurore Rapin : Il faut aussi travailler le volet formation pour que d’autres que nous prennent ce type d’initiatives. Depuis deux ans, un diplôme existe qui a été mis en place en partenariat avec l’université de Marne-la-Vallée. Il s’agit aussi de promouvoir ce type d’occupation transitoire à vocation sociale en Europe, ce que nous faisons chez Yes We Camp avec nos homologues belges. 

Quid maintenant que les Grands Voisins ferment leurs portes fin septembre ?

William Dufourcq : Nous sommes en train de retrouver une place pour chaque personne du centre d’hébergement d’urgence. Actuellement, nous avons encore 100 personnes à reloger sur les 500. Nous discutons aussi avec des aménageurs publics et privés pour reproduire l’expérience sur d’autres sites parisiens ou franciliens.

Simon Laisney : La majeure partie des structures hébergées chez les Grands Voisins va disposer d’un lieu où aller après. Mais la question de l’urgence en ville reste entière. Le projet des Grands Voisins demeure aujourd’hui une exception. L’expérimentation n’est pas terminée.

Aurore Rapin : Aujourd’hui, des centaines de milliers de personnes sont toujours à la rue, et énormément de bâtiments restent vacants. Il y a donc encore du boulot ! Avec les Grands Voisins, on a vécu beaucoup de belles rencontres et ce que l’on y a fait ne se détricotera pas avec la fermeture du site. Avec Aurore et Plateau Urbain, nous sommes prêts pour la suite.

Infos pratiques : « Le bouquet final des Grands Voisins », 74 avenue Denfert-Rochereau, Paris (14e). Jusqu’au 27 septembre. Programmation à retrouver ici. Accès : Métro Denfert-Rochereau Lignes 4 et 6 / Gare de Port-Royal RER B. Plus d’infos sur lesgrandsvoisins.org

Lire aussi : Mais au fond, que faut-il retenir de l’expérience des Grands Voisins ?

Lire aussi : Plateau Urbain invente le Airbnb des immeubles vacants

Lire aussi : Les tiers lieux sont déjà le monde d’après

Lire aussi : Les friches à tester dans le Grand Paris

Lire aussi : Soukmachines réinvente la vie de bureau dans une ancienne usine de salaisons

Lire aussi : La friche Mains d’Oeuvre embrasse la contrainte et savoure la tourmente